Russes, Juifs, Israéliens

Publié le par Adriana Evangelizt

 

 

 

 

Russes, Juifs, Israéliens


par Charles Urjewicz


maître de conférences, INALCO

 

L’arrivée d’un million de Russes a changé la donne en Israël, mais également dans l’ensemble du Moyen-Orient. C’est qu’à la fin des années 1980, nombre d’observateurs s’interrogeaient sur l’avenir compte tenu de la croissance démographique des Arabes israéliens et des Palestiniens dans les Territoires occupés. Les « Russes » allaient inverser la courbe. Grâce à cette maind’œuvre qualifiée, Israël pourrait d’ailleurs s’engager plus hardiment dans la révolution technologique qui a depuis bouleversé son économie. Les technopoles qui supportent désormais la montée en puissance du pays emploient des milliers de « Russes [1] ». Pour beaucoup d’ashkénazes, enfin, ils ont apporté du sang neuf, une culture, un dynamisme et des qualifications qui renouvellent l’« européicité » qu’Israël était en train de perdre au profit d’un mélange d’american way of life et de « levantinisation ».

Mais qui sont donc ces « Russes » ? Des Juifs réalisant leur aliyah après une longue attente, but ultime du rêve séculaire qui devait inexorablement les mener à Jérusalem ? Des « refuzniks » arrivés au terme d’un voyage semé d’embûches, enfin libres sur la « terre de leur ancêtres » ? La réalité est plus prosaïque, mais à la fois plus inquiétante. À la différence de ceux qui les avaient précédés dans les années 1970 et 1980, l’idéal sioniste chevillé au corps, ils ont d’autres motivations. Ils ont, pragmatiques, choisi en se rendant en Israël une vie meilleure, abandonnant un pays éclaté et désormais incapable de leur offrir un avenir décent. Ceux qui viennent d’une Moldavie grisée par un renouveau national mal maîtrisé et qui se refusaient à faire du roumain leur nouvelle langue : « quitte à en apprendre une autre, autant émigrer ». Ceux qui étaient fatigués par des conditions de vie difficiles dans les nouveaux États indépendants de l’ex-URSS, effrayés par les dangers de guerre civile qui s’annonçaient, sont partis pour Israël en quête de sécurité, mais aussi parce qu’ils étaient avides de profiter enfin des bienfaits du « monde civilisé ». Restait, à défaut de pouvoir émigrer aux États-Unis, ce petit pays qui leur tendait les bras. Ces « russes » sont profondément laïcs, souvent issus de familles mixtes, voire d’improbable origine juive ; leur judéité est superficielle, leur rapport au religieux et au caractère spécifique de l’État juif difficile, voire douloureux. Ils vont commencer à militer pour une laïcisation radicale de l’État hébreu et tenter de peser sur ses institutions, même à bouleverser l’équilibre précaire qui avait été voulu par les pères fondateurs.

Tableau 1 l’origine géographique des immigrants « russes » ( 1989-1999)

 

Les « Russes » sont venus de tout l’espace ex-soviétique et un tiers seulement d’entre eux est issu de Russie. Sauf quelques dizaines de milliers de « Géorgiens », d’« Ouzbeks » ou de « Juifs montagnards » iranophones du Nord-Caucase, ils sont essentiellement russophones, les communautés non russophones n’en partageant pas moins une forte identité, de par leurs origines soviétiques, ce qui se manifeste à travers la pratique, précisément, de la langue russe. Profondément imprégnés d’une culture qu’ils arborent comme un emblème, ils affichent une supériorité souvent arrogante. Mais une fois surmonté le choc du premier contact avec la société israélienne et les difficultés que rencontrent beaucoup d’immigrants, ils ont rapidement trouvé des formes efficaces d’organisation qui leur permettent d’imposer la reconnaissance de leur singularité. Forts de leur nombre et de leur formation, les « Russes » se sont en définitive bien acclimatés. Mais à quel prix ?

Ces « Russes » ont renversé le cours naturel des choses en Israël. Dans un pays qui s’était fait fort d’« absorber » les vagues d’immigration qui ont marqué son histoire, ils semblent vouloir adapter la société israélienne à leur présence plutôt que s’y adapter. Tout se passant comme si ces citoyens singuliers étaient en train de constituer une entité paradoxale, une diaspora russe à l’intérieur d’un Eretz Israel qui s’était donné, à l’inverse, pour tâche de rassembler les diasporas juives. Ceux qui les avaient précédés n’avaient eu d’autre choix que de rompre avec un pays qui les avait rejetés. Les « Russes » d’aujourd’hui n’ont pas coupé le cordon ombilical qui les relie à la Russie.

Aujourd’hui, la langue russe s’affiche sur les devantures des magasins, les panneaux administratifs, les kiosques à journeaux, les salles de spectacle ; elle investit littéralement la « rue juive » dans une sorte de confrontation qui l’oppose à l’hébreu dont la renaissance et l’usage avaient été un facteur essentiel de viabilité pour le nouvel État juif. Jusqu’aux visages ne sont plus les mêmes : jeunes soldats blonds aux traits slaves s’interpellant bruyamment dans la langue de Pouchkine, « Natacha » servant dans les fastfood. Il y a même ces affiches sacrilèges qui invitent à des « vodka parties » le vendredi soir, c’est-à-dire après le début du shabbat et choquant les plus religieux qui perçoivent souvent les « Russes » comme des goyim corrupteurs. Le maire de Jérusalem, en 1999, a dû se séparer de son adjoint, un rabbin membre du Parti National Religieux qui avait proféré des injures à leur encontre. Citoyens d’Israël, ils ne se contentent pas, comme nombre de leurs prédécesseurs, de parler leur langue avant d’être plus ou moins hébraïsés à l’issue d’un processus dont le pays a le secret. En quelques années ils se dotent des instruments qui pourraient assurer la pérennisation de la langue russe ; des dizaines de journaux naissent, souvent issus des grands groupes de presse israéliens sensibles à l’émergence d’un nouveau marché. Les grandes chaînes de télévision russes occupant une place de choix dans les foyers « russes » de ce pays largement câblé.

À la différence de l’ancienne vague d’immigration qui avait dû nolens volens rompre avec le pays d’origine, celle-ci garde de très nombreux liens avec lui. Beaucoup s’y rendent à l’occasion de voyages d’affaires, de visites familiales ou amicales, d’autres encore vivent à cheval entre les deux pays. La Russie/URSS reste une référence, un point d’appui, quelles qu’aient été les souffrances passées.

Tableau 2 les « Russes » en Israël

Selon le ministère de l’Immigration, 983 625 « Russes » avaient immigré en Israël fin novembre 1999.

À l’image d’une Russie qui a confié son destin à Vladimir Poutine, ces « Soviétiques » pour lesquels Palestiniens et Tchétchènes se combinent souvent en une même conjuration sont rassurés par le discours musclé des partis de droite et de plus en plus nombreux à prendre conscience de leur force. Ils s’imposent comme un groupe spécifique dans un pays où leur poids électoral est devenu décisif.

Alors que la méfiance envers Washington grandit dans une partie de l’opinion, la Russie est désormais très présente sur la scène israélienne. Les relations avec Moscou sont maintenant au centre des préoccupations. Pour plus d’un homme politique israélien, le voyage russe est indispensable s’il veut se ménager les sympathies d’un électorat que l’on tente de flatter en faisant savoir, tel Ariel Sharon, sa connaissance de la langue [2].

Courtisés par les grands partis politiques, c’est avec le Likoud (nationaliste), ayant pris rapidement la mesure de l’importance d’un rapprochement avec la Russie, qu’ils établissent des rapports de connivence et de clientélisme. Citoyens sans mémoire d’un pays dont ils ne connaissent pas l’histoire, ils se méfient d’une gauche travailliste qui n’a pas su, ou pas voulu, les considérer comme une communauté spécifique.

En 1996, ils se dotent d’un parti, Israel B’Aliyah dont l’ancien « refuznik » Natan Sharansky prend la direction et qui s’affirme vite comme puissant. Deux autres formations voient le jour en 1999 : Choix démocratique (centre gauche) de Roman Bronfman et Israel Beiteinu d’Avigdor Liberman, à l’extrême droite de l’échiquier politique. Dans un pays coutumier des coalitions hétéroclites, les « Russes » côtoient les représentants des partis religieux qui prônent un strict respect de la Torah. En 1999, portés par une volonté de séculariser l’État, ils rendent possible la victoire d’Ehoud Barak, Sharansky obtenant alors le poste de ministre de l’Intérieur, élément clef du processus de laïcisation. Mais un an plus tard, la reprise du processus de paix avec les Palestiniens les conduit à la rupture. En fait : intérêts électoraux et jeux politiciens entraînent paradoxalement la droite israélienne à abonder dans le sens de la singularité russe, tandis que se dessinent de plus en plus clairement les contours d’un véritable lobby russe [3].

Ils feront partie du gouvernement d’union nationale conduit par Ariel Sharon en mars 2001. Même si Israel Beiteinu s’en va en octobre 2001 pour manifester son opposition au retrait israélien de Hébron. Les élections parlementaires de janvier 2003 qui sanctionneront la grave crise politique provoquée par la seconde Intifada illustrent le poids des « Russes » dans le pays. Conseils en communication et publicitaires sont mis à contribution ; il fallait adapter la forme et le ton de la campagne à la culture supposée de cette « communauté » venant d’Eurasie. Tel spot télévisé d’Union nationale, le parti d’extrême droite d’Avigdor Liberman, commence par une marche militaire digne d’un défilé de l’Armée rouge. Ceux du Likoud en langue russe sont invariablement introduits avec quelques mots prononcés par Ariel Sharon. Les travaillistes eux-mêmes promeuvent leur leader, Amram Mitzna, à l’égard des « Russes » puisqu’il apparaît (en hébreu) comme un homme de paix, mais fort, ferme et décidé. La marge de manœuvre d’Israel B’Aliyah devient alors plus étroite, le parti jouant plus que jamais sur la spécificité et les particularismes russes, tout en se présentant comme la droite « propre ». Au lendemain de la consultation, le paysage politique israélien est bouleversé, en particulier au sein de la « communauté » russe : l’Union nationale obtient sept sièges ; Israel B’Aliyah, par contre, s’effondre, passant de 6 ( 1999) à 2 députés. C’est que les voix « russes » se sont en partie orientées autrement : nombreux sont ceux qui se sont portés sur le Likoud, mais beaucoup ont été attirés par Shinouï, le parti laïc militant, grand vainqueur de la consultation, auquel ils auraient fourni trois de ses quatorze sièges. Début d’intégration, en particulier des classes moyennes (qui constituent pour l’essentiel la clientèle de ce parti) ? La « communauté » étant de moins en moins irriguée, dynamisée, par de nouveaux immigrants en raison d’une situation économique en Russie qui s’améliore alors qu’il y avait là un facteur déterminant pour l’aliyah à partir de cette région du monde [4].

Le bilan, bientôt quinze ans après le début de cette aliyah atypique, reste mitigé, les interrogations nombreuses : les « Russes », plutôt que de renforcer le caractère juif du pays, ne seraient-ils pas porteurs d’un projet destructeur parce qu’éloigné de tous les idéaux fondateurs d’Israël ? Le « lobby russe » conduira-t-il à un authentique partenariat avec la Russie ? Ou bien aura-t-il pour effet de singulariser encore les « Russes », au point d’en faire des Israéliens de circonstance ? S’intégreront-ils malgré tout dans un Eretz Israel qu’ils auront contribué à façonner ?

Le pays, tout aussi atypique que sa dernière immigration en date, nous a de toutes manières habitués à des mutations vertigineuses.

 

NOTES

[1]
Cf. Anne de Tanguy, Les Russes d’Israël, une minorité très influente, Les études du CERI, n° 48, d...


[2]
Ha’aretz, 21-12-2000.


[3] Barak a subi les assauts d’Avigdor Liberman qui lui reproche « d’avoir passé une demi-journée à Mocsou alors qu’il vient de séjourner une semaine auprès de Clinton » ; et puis : « Certes, il n’est pas possible de comparer le poids respectif des États-Unis et de la Russie. Il n’en reste pas moins qu’il n’est pas question de faire de Moscou un partenaire de second ordre. Beaucoup dépend de ses efforts et il n’est pire attitude que de traiter les Russes de manière cavalière », Eto ne vizit, a imitacija vizita, Polit. ru, 9-8-1999. Sharansky se rend fréquemment en Russie où il cultive de nombreuses relations tout en tentant de peser sur la politique moyen-orientale de Moscou. Le 10 octobre 2000, il déclare à la chaîne russe RTR lors d’un entretien : « Nous sommes très déçus par l’attitude de la Russie à l’ONU alors que nous ne lui avons pas ménagé notre soutien dans sa lutte contre le terrorisme islamique en Tchétchénie. »


[4] Cf. Mark Tolc, « Rossijskaja emigracija v Izrail », Naselenie i ob‰cestvo, mai 2003, p. 1.

Sources Cairn

Posté par Adriana Evangelizt

Publié dans Russification

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