Les troubles de l'identité israélienne
Les troubles de l'identité israélienne
Entretien avec Eytan
Entretien conduit par Martine Timsit
Eytan a 27 ans. Il est né en France de mère israélienne et de père français. A l'âge de 11 ans (en 1981), après l'attentat de la synagogue de Copernic et divers incidents antisémites, il est parti avec ses parents vivre en Israël. Il parle et écrit couramment l'hébreu. Il a vécu ses onze premières années en France dans une ambiance israélienne "bien chaude", selon ses propres termes, mais laïque à 100%. Il allait à l'école israélienne de Paris. Il passait toutes les fêtes en Israël dans la famille. Il raconte ses difficultés, ses espoirs déçus, son dégoût des religieux qui l'empêchent de vivre comme il l'entend, et tente de définir ce que pourrait être une identité israélienne laïque.
En Israël, j'ai vécu à l'israélienne mais j'étais vu comme un Français. On avait une plus grande liberté de mouvement qu'en France. Les enfants ont plus de maturité plus jeunes. J'allais à l'école publique laïque.
A 18 ans, je suis parti à l'armée. J'ai fait six mois de classes dans les parachutistes. En 1988, c'est le début de l'Intifada. J'étais dans une base où je devais aller faire des patrouilles directement en contact avec les jeunes Palestiniens. Après ces six mois, je suis entré dans l'armée de l'air en tant qu'infirmier mobile. J'ai été en contact avec la souffrance et la mort pendant six mois. C'était dur et j'ai demandé mon affectation dans une base militaire aérienne où il y avait plus de 2000 soldats. J'ai été affecté à l'infirmerie. Je suis resté là-bas deux ans et puis est arrivée la guerre du Golfe en 1991: les SCUDS, les blessés, les paniques, l'anxiété.
C'est une époque assez noire, mais j'ai gardé un bon souvenir de l'armée, parce que tout enfant déjà je voulais faire mon service militaire
Après, comme la plupart des jeunes Israéliens, j'ai fait un voyage en Europe pendant trois mois. De retour en Israël, j'ai repassé mon bac et j'ai décidé de revenir en France pour faire mes études en communication.
— Quels étaient les rapports de tes parents avec la religion juive et le judaïsme en tant que tradition "culturelle"?
Du côté de ma mère, sa famille, d'origine polonaise, était très religieuse. Son grand-père était ce que l'on appelle aujourd'hui un orthodoxe. Elle a reçu avec ses six frères et soeurs une éducation très religieuse. Aujourd'hui, elle n'est plus religieuse. Après tout ce qu'elle a vécu la Shoah, les guerres en Israël, les morts autour d'elle, elle ne croit plus. Quand on vit le stress israélien quotidien, soit on perd sa croyance soit on devient très religieux. Pour ma mère, ça a été radical.
Du côté de mon père, mes deux grands- parents ont été déportés à Auschwitz, mon grand-père en tant que résistant, ma grand-mère en tant que juive. Mon grand-père a sauvé la vie de ma grand-mère. Il a perdu à Auswchitz sa première femme et ses trois enfants. Il parlait très peu de sa détention, ni de sa première femme et de ses trois filles. Mes grands-parents avaient perdu la foi et mon père n'a pas grandi dans une ambiance religieuse. Comme la majorité des enfants de déportés, il souffre du syndrome de la génération d'après. Il n'en parle pas.
Ma grand-mère a écrit pour mon petit frère le récit de sa déportation. C'est la seule qui en parle. Elle ne vit que par cette période.
—Comment te représentes-tu l’holocauste? Comme une tragédie humaine ou comme une tragédie spécifique aux juifs?
C'est une chose qui a un lien direct avec la religion. C'est un bloc. J'ai un problème d'identification. D'un côté j'ai un lien assez fort avec toute cette période et de l'autre j'ai tellement été saoûlé par les récits de ma grand-mère que j'ai essayé de me mettre à l'écart. J'essaye de faire le vide sur ce qui s'est passé à l'époque. C'est très difficile: je suis juif et l'extrémisme monte en France. Je ne veux pas renier ce que ma grand-mère a enduré mais il est vital pour moi de prendre mes distances.
- On a dit que la jeunesse israélienne avait des réactions négatives à l'encontre des rescapés de la Shoah, un sentiment ambivalent entre compassion et mépris envers le juif qui courbe l'échine, qui s'est laissé mener à l'abattoir sans réagir ?
Il est clair qu'il y a de la compassion. On ne peut pas les ignorer. On a du respect pour ces personnes mais d'un autre côté, ils reflètent tout à fait le juif de la galout (exil). Certains poètes israéliens le disent clairement. Les gens de ma génération ont un grand respect pour les déportés mais je ne sais pas si la génération qui suit a le même respect. Peut-être que cela va aussi avec le respect de TOUT et je pense que ça en fait partie... Mais je suis peut-être devenu un vieux con...
—Quel type d'éducation as-tu reçu? Est-ce que vous célébriez les fêtes juives?
Dans ma vie, il y a eu deux chapitres. En France, on célébrait les fêtes avec les amis israéliens. On fêtait Pessah, Hannoukah, Pourim et Roch Hachana, mais jamais le shabbat ou Yom Kippour. C'était pour nous une possibilité de nous retrouver entre gens ayant la même mentalité israélienne. Pour nous, les juifs français étaient trop religieux. Avec les Israéliens, c'est la fête pour la fête, pour être entre soi. Il y a une dimension nationale. A Pessah, on chantait, on ne lisait pas toute la Haggadah, On parlait la même langue. Nous n'allions jamais à la synagogue, sauf peut-être pour des bar-mitzvah ou des mariages.
En Israël, les fêtes étaient encore laïques. C'était toujours un effet de regroupement familial. C'était une opportunité pour être ensemble et retrouver notre grande famille. Pour le Kippour, on ne conduit pas mais la télé marche; on ne jeûne pas.
Je ne me vois pas épouser une femme religieuse. Il y aurait un fossé entre nous. Avec les Françaises juives, je ressens un hiatus. Ce serait une atteinte à ma liberté de sortir avec une religieuse. J'en serais incapable. En Israël, je n'en rencontre pas. On ne vit pas dans les mêmes lieux.
—Tout à l'heure, tu m'as dit que tu avais raté l'épreuve de la Bible au Bac. J'aimerais savoir quels étaient les enseignements que tu devais suivre, en relation avec le judaïsme? Qu'est-ce que ces enseignements t'ont apporté? Quel souvenir en gardes-tu?
A l'école primaire, j'aimais bien la Bible. Mais au lycée, c'est devenu une obligation sanctionnée. Le professeur était très intéressant. Elle était laïque et elle réussissait à faire passer le cours de façon religieuse et de façon scientifique et historique. La difficulté pour moi, c'était l'hébreu biblique.
Ce qui m'a le plus choqué en Israël dans l'éducation, c'est l'enseignement de l'histoire. Ce que l'on nous enseigne, c'est l'histoire d'Israël. Presque jamais on ne nous explique l'histoire d'autres pays. Je connais la majorité des personnages de la Bible mais ça ne m'est pas très utile. L'histoire m'aurait aidé. J'ai des lacunes énormes. Je connais toutes les guerres d'Israël etc. mais l'histoire de l'Occident, de l'Asie, de l'URSS, je ne connais rien. Je connais quelques parcelles d'histoire parce que nous étudions Hertzl. Je connais l'histoire de la Pologne entre 1939 et 1945 ou l'histoire des Etats-Unis entre 1975 et 1981, grâce à Camp David. Sinon, je ne connais pas l'histoire du monde. On n'apprend pas non plus la préhistoire. Même si la Bible n'est pas d'accord avec la préhistoire, c'est à moi de choisir où est la vérité. J'ai eu cette possibilité en venant en France. C'est un gros problème dans l'éducation israélienne.
—Que penses-tu des rapports entre la religion juive et l'etat en Israël et des partis religieux?
Les partis religieux, ça m'évoque du dégoût, clairement. En Israël, le problème de la répartition des tâches entre l'Etat et la religion se pose de manière cruciale. Un pays qui se dit démocratique et ouvert vers le XXIe siècle doit séparer la religion et L'Etat. On ne gouverne pas un Etat avec des idées très anciennes. Mais l'Etat d'Israël a été créé pour les juifs et qui dit juif dit religion. Tout découle de la création de l'Etat en 1948. Il n'y a pas eu de séparation nette entre l'Etat et la religion.
On voit les partis religieux essayer de tirer une force de leur participation au gouvernement. Ils ont une volonté de prendre le pouvoir pour rendre à Israël ce qu'ils estiment être sa "vraie nature", un Etat religieux pour les juifs religieux.
Aujourd'hui on voit les religieux essayer d'encourager les jeunes à ne pas fumer, à respecter le shabbat, à respecter les mitzvot. C'est une sorte de recrutement, pour ramener Israël sur la bonne voie. En 1996, ils ont eu 23% des voix. Pour moi ces 23% c'est la même chose que les 15% de Le Pen.
Ce sont des extrémistes ne valent pas mieux les uns que les autres. La plupart des Israéliens de mon âge sont pour un Etat divisé: que les religieux restent dans leur coin et qu'ils me laissent vivre comme je le veux.
—Envisagerais-tu une séparation institutionnelle entre la religion et l’Etat et même une sorte de séparation physique avec les religieux? Certains laïcs ont même proposé deux Etats'..
Je ne suis pas pour une séparation physique mais pour une séparation institutionnelle. Nous n'avons pas de constitution en Israël. Dans n'importe quel pays démocratique, il y en a une. L'une des principales raisons de cette absence de constitution, c'est l'opposition des partis religieux orthodoxes qui craignent le principe de la séparation de la synagogue et de l'Etat.
Quand je pense aux religieux, je pense à leur façon d'étouffer la vie moderne, à leur façon de nous faire vivre comme ils l'entendent. Moi, je n'impose rien à qui que ce soit. Je ne les dérange pas. Je ne vais pas dans leurs quartiers, sur leurs plages privées. Je ne comprends pas cette façon de vouloir forcer les gens à vivre comme dans les temps très anciens.
— As-tu un jugement différent sur les sionistes religieux, ceux qui vont à l'armée par exemple ?
J'ai un jugement un peu différent tant qu'ils ne m'imposent rien. Pour moi la religion est une invalidité. Je ne peux pas vivre si je ne suis pas libre à 100%. Si je dois choisir entre quitter le pays et ma liberté, je serai de ceux qui quitteront le pays. Ça me fait mal tout cela. La comparaison entre l'Iran et Israël me paraît tout à fait justifiée.
—Comment serait l’Etat d’Israël tel que tu le rêves?
Ce serait un Etat laïque avec des religieux qui ont le droit de pratiquer la religion, dans l'espace privé. C'est difficile de savoir si c'est possible dans le contexte israélien. Pour les religieux, Israël n'existe pas s'il n'est pas religieux... Mais de toutes manières avec les extrémistes on ne peut pas parler. Ils ne sont pas mieux que les extrémistes musulmans.
— Est-ce que tu penses néanmoins comme c'est écrit dans la Déclaration d'indépendance que l’Etat d’Israël doit conserver un caractère juif et si oui, avec quel contenu?
Israël a été créé pour les juifs mais il faut remettre cette création dans le contexte d'il y a cinquante ans, au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Les juifs avaient besoin d'un lieu où ils ne seraient plus montrés du doigt ou massacrés. Aujourd'hui ce problème n'existe plus. L'antisémitisme existe mais pas avec cette force. Le pays a besoin de ses religieux et de ses laïcs. Il faut savoir ce que l'on veut. Des deux côtés, c'est un extrémisme. Il faudrait un juste milieu.
— Qu'a représenté pour toi et tes camarades l'assassinat de Rabin?
J'étais en France à l'époque. Quand on vit en Israël, on nous dit que c'est un pays de rêve, un pays utopique. Il y fait bon vivre et on nous dit que nous sommes différents des autres. Le jour où Rabin a été assassiné, les Israéliens ont pris la baffe de leur vie. Israël n'est pas différent des autres. Le peuple élu, c'est n'importe quoi, nous sommes exactement comme les autres, fanatiques, bons vivants, amateurs d'argent...
Pour les jeunes, l'assassinat de Rabin, c'était l'assassinat de la paix, à laquelle les Israéliens tiennent beaucoup. Il ne faut pas oublier les trois ans de service militaire plus les périodes militaires qui continuent jusqu'à 50 ans.
Enfin, l'assassinat de Rabin nous a prouvé qu'il est impossible de parler avec les extrémistes. Il est impossible de parler avec le Hamas et avec nos extrémistes. Avant d'aller combattre les extrémistes musulmans, il aurait fallu combattre nos extrémistes. Avant de combattre les autres, il faut se combattre soi-même. Il faut combattre d'abord nos démons avant de combattre les démons des autres. Ça a été l'erreur de jugement de tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 14 ans, celle de sous-estimer les démons qui sommeillaient en Israël. Depuis 1993, les démons se sont échappés de la bouteille. Rabin les sous-estimait en refusant de porter un gilet pare-balles. Ce qui nous a le plus touchés, c'est le fait qu'il ait été assassiné par un juif.
— Quel est le contenu de cette identité israélienne?
Pour moi, il y a une distinction énorme entre le fait d'être juif et le fait d'être israélien. C'est compatible mais c'est différent. Je suis juif parce que ma mère est juive, mais c'est tout, je ne suis pas pratiquant. Je me fous de la religion. Je suis israélien parce que j'ai ce feu qui m'attise. C'est MA nationalité, c'est MON identité. La judéité m'est imposée par ma mère mais le fait d'être israélien, c'est plus fort que tout. Je n'ai rien de juif, même pas l'apparence selon les critères "antisémites". Ce qui m'accable, en Israël, c'est la mention "juif' sur ma carte d'identité. Je suis Israélien, c'est tout. Il n'y a qu'en Iran que l'on voit cela. Ça choque beaucoup d'Israéliens. Il faut se remettre à jour.
— Est-ce que tu trouves qu'il y a un lien entre les juifs israéliens et ceux de la diaspora?
Un Israélien et un juif de la diaspora trouveront sans doute plus de liens entre eux qu'un Israélien et un non-juif mais il y a un fossé entre les deux. Mes amis israéliens ont très peu de liens avec les juifs ici. Les juifs français sont plus religieux. Ce qui m'a toujours affolé, c'est la chasse à l'Israélien par les familles juives en vue de mariages. C'est pour cela que je me suis éloigné de ce milieu. Je ne veux pas incarner le peuple élu"! Les Israéliens n'aiment pas les juifs étrangers, qui ne viennent en Israël que pour les vacances et qui ne vivent pas les guerres, l'insécurité etc. C'est tellement facile. Hébron, qui le garde ? C'est mon copain, C'est pas le juif français bien tranquille ici! Nous n'avons pas les mêmes points de vue. Qui sont-ils les juifs de la diaspora pour nous dire ce que nous devons faire?
Les radios juives en France, c'est tout à fait l'image du juif français. Il y a quatre radios sur la même fréquence et chacune a sa façon de penser sur Israël. C'est absurde. Ils n'ont pas le droit de prendre parti comme cela. Cela irrite les Israéliens quand des juifs de l'extérieur viennent parler politique avec eux.
— Les juifs se sentent concernés par ce qui se passe en Israël...
Concernés oui, mais ils n'ont pas à nous donner des leçons!
— Qu'est-ce que tu verrais comme contenu à l'identité israélienne laïque? Est-elle comparable à une identité occidentale ? A-t-elle un contenu spécifique ? Pourquoi est-ce si difficile à définir?
Un Israël laïque... A cause du stress de tous les jours, de l'insécurité, de la nécessité de l'armée pour exister, la vie est difficile pour l'Israélien laïque. Aujourd'hui il y a tout ce que l'on veut en Israël. Mais les Israéliens en abusent. L'Israël laïque existe. On peut tout faire malgré cette masse noire. On essaye de ne pas être différents des autres. On essaye de copier les Etats-Unis. Il y a une blague qui dit que nous sommes la cinquante-troisième étoile du drapeau américain et ce n'est pas faux. On a des téléphones portables en masse.... Cet Israël-là, c'est l'Israël laïque.
Ce n'est pas cette manière de consommer qui correspond à mon désir. Je voudrais un Israël où la religion n'empiéterait pas sur les libertés. Nous ressemblons aux Etats-Unis. Israël devrait ressembler à lui-même. Il faudrait qu'il se choisisse une route. Il faudrait cesser d'imiter ou le peuple de la Bible ou les Américains. Il faudrait garder les traditions et s'ouvrir aux connaissances, aux technologies....
Israël devrait prendre de chaque côté ce qui est bien. Il y a en Israël une capacité importante d'aider à l'évolution des nouvelles technologies. Il faut que l'on trouve notre place. Dans dix ou vingt ans, nous trouverons le juste milieu, entre la tradition et les nouvelles technologies. Malheureusement on le traînera toujours, ce boulet du juif. Il ne faut pas oublier l'origine.
Sources : Confluences
Posté par Adriana Evangelizt