Le Septième jour par Yeshayahou Leibowitz
Pour ceux qui ne connaîtraient pas Yeshayahou Leibowitz LIRE... nous posons cet entretien pour bien faire comprendre que c'est l'idéologie sioniste qui ne veut pas la paix mais toujours davantage de terres... et l'idéologie sioniste vient des askhenazes non des séfarades implantés depuis des millénaires en Palestine...
Premier chapitre de "Israël et judaïsme, ma part de vérité" un recueil d'entretiens avec Michaël Shashar. Ces entretiens ont été publiés en Israël en 1987.
Le septième jour
Par Yeshayahou Leibowitz
Professeur Leibowitz, quel est votre programme politique ?
Je rejette totalement le programme d'autonomie°1 car j'y vois une manœuvre méprisable et hypocrite pour maintenir la domination violente du pouvoir juif sur le peuple palestinien. Par conséquent, je préconise le partage du pays entre les deux peuples.
Selon les frontières de 1967 ?
Sur les détails, on peut discuter. On peut discuter de tout, sauf du principe que nous reconnaissons au peuple palestinien le droit à son indépendance politique. Ce qui implique, évidemment, que lui aussi nous reconnaisse. Telle est la signification de la proposition de partage de cette terre entre les deux peuples : l'État d'Israël aux côtés de l'État de Palestine.
Et si les Arabes n'étaient pas prêts à cette reconnaissance ?
Alors, il ne resterait plus d'autres choix que la prolongation de la situation actuelle. Ce qui signifierait la guerre à outrance entre nous et le monde arabe. Il n'y a cependant, actuellement, aucune raison de supposer que les arabes ne sont pas disposés à cet accord. Quant à nous, le fait est que nous n'y sommes pas prêts ! L'État d'Israël ne voulait pas, et ne veut toujours pas la paix. Il veut des conquêtes.
Ne pensez-vous pas qu'il existe un danger, celui de voir les Arabes de Galilée eux-mêmes, demander leur rattachement à l'État palestinien, si celui-ci finalement se crée ?
Tout Arabe vivant dans l'État d'Israël voudra évidemment y être rattaché! Mais nous parlons de cette situation où les deux parties auront pleinement accepté le partage. De notre côté, nous nous serons résignés à ce que ni Sichem (Naplouse) ni Hébron ni Jéricho n'appartiennent à notre souveraineté. Du leur, ils devront prendre leur parti de ce que la Galilée ne relève pas de leur souveraineté. Sinon il n'y aura pas de solution. Nous irons alors ensemble tout droit vers une catastrophe.
Ben Gourion - malgré tout ce que vous dites de lui°2 - a déclaré plus d'une fois qu'il voyait dans les frontières de 1967, les frontières définitives « pour cent ans », disait-il, de l'État d'Israël. Vous ne pouvez pas non plus soutenir que durant les cinquante dernières années il n'a pas existé, du côté juif, des tentatives de dialoguer et de s'entendre avec les Arabes. Il n'est pas vrai que notre camp soit « tout noir » et l'autre camp « tout blanc ».
Ai-je dit un seul mot des Arabes? Vous m'attribuez ce jugement selon lequel nous serions « noirs » et les autres « blancs ». Pure imagination de votre part! Mes paroles se rapportent à la période qui commence à partir de 1967. La guerre des Six Jours a été une catastrophe historique pour l'État d'Israël. Aujourd'hui encore, nous refusons de négocier avec le peuple palestinien. Qui repoussa la proposition de paix que fit explicitement Sadate? Moshé Dayan, la personnalité juive alors la plus éminente et la plus représentative de notre État, qui préféra « Sharm-el-Shéik°3 sans paix à la paix sans Sharm-el-Sheik! » Voilà l'aveu explicite que l'État d'Israël n'est pas intéressé par la paix, mais par les conquêtes. Sadate proposa la paix sans même exiger que nous quittions le Sinaï - seulement la rive du Canal de Suez! Et c'est notre obstination, et elle seule, qui nous a conduits à la guerre de Kippour.
Dans ces conditions, que devrions-nous faire aujourd'hui. selon vous ?
Proposer, comme pour le Sinaï, une négociation dont l'objet serait: Israël veut la paix sur la base d'un partage du pays entre les deux peuples. Mais l'État d'Israël, aujourd'hui, est par essence l'appareil oppressif du pouvoir juif sur un autre peuple. On ne mobilise pas un jeune homme de dix-huit ans dans l'armée israélienne pour défendre le pays, mais pour imposer la terreur aux populations des villes et villages arabes. Les meilleurs d'entre eux le ressentent d'ailleurs ainsi. Je suis submergé de visites de soldats et de jeunes officiers qui me disent ne plus pouvoir supporter cette situation.
Vous avez défini la guerre des Six Jours comme une catastrophe. Quand êtes-vous parvenu pour la première fois à cette conclusion ?
Le septième jour. Le lendemain de la guerre de Six Jours. Immédiatement. De nombreuses personnes me rappellent aujourd'hui ce que je déclarais alors, à savoir que les services d'espionnage et de sécurité, la police secrète deviendraient les institutions centrales de l'État d'Israël. Pour que le système d'oppression de l'État juif sur un autre peuple fonctionne, vous devez faire du Shin-Bet°4 le centre de la réalité politique.
Vous disiez alors que la conquête - ou la libération - de Jérusalem était riche de signification pour l'histoire d'Israël.
D'un point de vue sentimental. Mais je ne pense pas qu'elle ait une véritable portée au regard de nos valeurs. Que voulez-vous ! L'être humain a aussi des sentiments. Il n'est pas qu'une machine à penser.
Avez-vous visité Hebron, Bet-Lehem, Jericho ?
Oui, bien sûr.
Dans un grand mouvement sentimental ?
Et pourquoi la visite de ces villes ne m'aurait-elle pas intéressé ?
Et qu'avez-vous ressenti ?
Rien du tout.
Comme un voyage à Honolulu ?
Non. Cela nous touche beaucoup. C'est clair. Ni vous, ni moi n'avons l'intention de jouer aux naïfs. Mais je suis conscient de l'impossibilité d'annexer à notre souveraineté les villes de nos Patriarches.
Vous rendez-vous parfois au Mur?
Le Mur occidental°5, tel qu'il se présente aujourd'hui, me fait horreur.
Voulez-vous dire que vous refusez volontairement d'aller au Mur ?
Je me rends de temps en temps à la vieille ville et je vois le Mur de loin. Mais ce qui s'y passe me donne la nausée.
Avant la création de l'État, aviez-vous l'habitude de vous rendre au Mur ?
Oui. Mais il y avait alors un véritable et pur rapport émotionnel au Mur, sans rien qui le disqualifie.
Vous appeliez déjà Ben Gourion, Jéroboam fils de Nabat°6 ?
Je n'ai jamais utilisé ce surnom à propos de Ben Gourion. Mais puisque quelqu'un m'a attribué cette expression, je pose la question: Jéroboam fils de Nabat ne fait-il pas partie intégrante de l'histoire du peuple juif ? L'État d'Israël perd progressivement de sa signification pour ce qui concerne les problèmes existentiels du peuple juif et du judaïsme. Il cesse en fait d'être l'État du peuple juif pour devenir l'appareil de l'oppression juive sur un autre peuple. Aucun des problèmes actuels du peuple juif ne peut être traité dans le cadre de l'État d'Israël. Ce traitement se fait peut-être à Brooklyn°7, d'une manière, certes, qui ne me satisfait pas. Mais là-bas, du moins, on y pose les problèmes. Ici, il faut consacrer toutes les énergies - non seulement matérielles, mais aussi morales - pour maintenir notre pouvoir sur Jenine et Jéricho. L'État d'Israël n'est pas du tout un État qui possède une armée mais une armée qui possède un État.
Aujourd'hui, les rapports empreints de respect et d'admiration, voire de sincère sympathie, tels qu'ils existaient vis-à-vis de l'État d'Israël au cours des premières années de son existence ont cessé. Surtout, l'État devient peu à peu étranger à de nombreux juifs, pas vraiment aux pires, du fait que le peuple juif ne retire aucun titre d'honneur de l'existence de cet État. Voyez un peu ce que nous avons fait quand après deux mille ans d'exil nous sommes revenus et avons obtenu l'indépendance nationale !
J'ai reçu, il y a peu de temps, la visite d'un jeune officier, grandi dans le giron de l'éducation kibboutzique humaniste, dont il avait véritablement fait siens et parfaitement assimilé les principes. Il m'a raconté s'être engagé dans l'armée avec tout son cœur, et même avoir suivi des cours d'officier pour servir le peuple de toutes ses forces. Et voilà qu'il s'est retrouvé dans une ville de Cisjordanie avec quelques-uns de ses camarades. Leur tâche était de patrouiller chaque matin dans les rues de Ramallah, les armes américaines les plus perfectionnées à la main. « Nous ressentions véritablement, disait-il, tant l'hostilité avec laquelle les habitants nous regardaient, que leur peur panique. Nous nous demandions: Que faisons-nous ici ? Quel est notre: but ? » Jusqu'au jour où se produisit une manifestation - bien entendu illégale, car dans la démocratie israélienne il est interdit aux Palestiniens de manifester. Ce même officier et ses camarades furent chargés de disperser la manifestation. Bien entendu, il fallait éviter de verser le sang, mais les manifestants refusèrent de se disperser. L'un d'entre eux brandit même le drapeau palestinien. On donna alors l'ordre de tirer en l'air et tout le monde s'enfuit. Mais un enfant resta à terre, blessé. Certes, il fut immédiatement transporté à l'hôpital. Mais l'officier eut le cœur brisé. Il se rendit soudain compte que l'éducation qu'il avait reçue, les slogans qu'il avait entendus, tout était mensonge ! Et il venait me demander s'il agirait bien en quittant le pays à la fin de son service.
« Si tu tiens à l'indépendance nationale du peuple juif, lui répondis-je, alors, reste et essaye d'organiser une révolte contre le régime en place. Tu ne pourras rien faire seul. » Il déclara qu'ils étaient nombreux à ressentir les choses de la même façon. « Si tu n'adhères pas à l'idée de cette indépendance ou si tu ne trouves pas en toi la force et l'énergie pour faire quelque chose sur place, alors je ne saurais avancer aucun argument contre ton intention de quitter le pays. »
Que lui est-il arrivé?
Je ne sais pas. Je suppose qu'il est resté. Il m'avait fait sa déclaration dans un moment d'émotion et de tempête affective. Nous savons aujourd'hui que nombreux sont les enfants des kibboutzim et des mochavim°8, même des kibboutzim religieux, qui quittent le pays. Je suppose que vous avez lu ces articles à propos d'officiers à la retraite, colonels et généraux, qui se promènent aujourd'hui de par le monde et trempent dans les affaires les plus sordides. Parmi eux, il y en a qui ont servi dans l'armée vingt ans et plus !
Triste !
Mais compréhensible si nous n'avons plus pour toute valeur que le coup de poing juif !
Est-ce que vous ne vous trompez pas par excès d'idéal ? Même du temps du Palmach°9, il n'y avait pas que des Justes !
De grands Justes, non, mais tout de même c'était un autre monde.
Vraiment un autre monde?
Oui. Je n'idéalise en aucun cas les dix-neuf premières années de l'État d'Israël. Mais il y avait alors des possibilités, des opportunités. Israël était potentiellement l'État du peuple juif. On pouvait supposer qu'il serait le lieu des luttes significatives du judaïsme. Mais à partir de 1967, on décida que l'État d'Israël serait une arène de violence.
Peut-être cette situation découle-t-elle de la composition ethnique de la population ? Aujourd'hui la répartition est suffisamment claire; à droite les juifs originaires des pays arabes, les séfarades, qui soutiennent le Likoud; à gauche principalement les ashkénazes qui soutiennent les travaillistes.
Vous rêvez. Les organisations Etsel et Lehi°10 étaient composées de purs ashkénazes.
Certes. Mais l'influence de ces dissidents était alors marginale, parce que la majorité des juifs du pays était ashkénaze.
Elle n'était pas du tout marginale, et, après 1967, leur idéologie fut en fait acceptée par toute la population.
Parce qu'aujourd'hui la population, démographiquement, est devenue majoritairement séfarade.
Non. Parce que l'État d'Israël est devenu un appareil de violence! Qui a fait naître cette situation en proclamant qu'il n'y a pas de peuple palestinien? Golda Meïr, l'ashkénaze des ashkénazes. Est-ce notre affaire, est-il de notre compétence de décider si le peuple palestinien existait autrefois où s'il existe aujourd'hui? Bien des historiens, des sociologues, des intellectuels du monde entier (et mêmes juifs !), nient tout autant l'existence même d'un peuple juif ! De toute façon nous savons ce que signifie le slogan « il n'existe pas de peuple palestinien » : un génocide! Non dans le sens d'une élimination physique, mais dans celui de l'élimination de l'entité nationale et/ou politique. Lorsque cette orientation a été fixée, elle ne le fut ni par des séfarades, ni par des Yéménites, ni par des Marocains, mais par les nationalistes ashkénazes! Druckman et Waldman°11 appartiennent-ils aux communautés originaires, des pays arabes ? Le Goush Emounim se rattache-t-il à ces mêmes communautés ?
Ces ashkénazes sont les généraux qui sans la troupe n'auraient pas conquis le pouvoir.
Mais ce sont ces généraux qui ont éduqué ce peuple et ont conduit ces foules dans la voie du nationalisme. Pouvez-vous un instant imaginer que les juifs marocains, kurdes et yéménites, se seraient enthousiasmés pour la conquête de Jenine et de Ramallah, ou que l'idée du Grand Israël préexistait en leur esprit? Affirmer que l'idée du Grand Israël constitue l'essence même du sionisme est un total mensonge! La relation avec la Terre d'Israël au sens traditionnel existe chez les Netourei Karta.°12 Ce sont eux les nationalistes au sens traditionnel.
Il me semble que c'est aussi la position des Religieux Nationaux°13
Non. Il s'agit là d'un nationalisme qui se drape d'un voile de sainteté. De fait, le concept même de « National Religieux » est une abomination!
Quelle fut, autrefois, voire position à l'égard de la proposition de Magnès°14 et Buber d'un État binational ?
Je l'ai totalement repoussée. Que signifierait pour nous un État binational?
Pour les mêmes raisons qu'aujourd'hui: crainte de l'émergence d'une majorité arabe en Israël?
Non. Qui aurait alors rêvé que nous aurions un jour le pouvoir? Il appartenait aux Britanniques.
Ils n'envisageaient tout de même pas, en avançant cette idée d'État binational, un protectorat britannique ?
Ils parlaient de quelque chose ressemblant à un dominion britannique. Qui aurait alors pu concevoir l'idée même de souveraineté, qui aurait imaginé que les Britanniques partiraient d'ici, que l'Empire britannique se déferait ?
Avez-vous jamais rencontré des Arabes des territoires ?
Non. J'ai par contre été invité un jour par les services scolaires d'Oum-el-Fahem°15 pour discuter du problème judéo-arabe. La discussion se déroula en hébreu et je fus stupéfait par la qualité de l'hébreu qu'ils parlaient.
Il est sûrement meilleur que l'arabe que nous parlons.
Sur ce point, je suis vraiment désolé. Pourquoi n'ai-je pas appris l'arabe quand je me suis installé ici, il y a environ cinquante ans? J'ai parlé avec eux en toute franchise. Je leur ai dit que je comprenais fort bien leur problème en tant que ressortissants d'un État, Israël, qui nie au peuple palestinien son droit à l'indépendance. C'est une situation terrible. D'un côté ils sont citoyens israéliens, de l'autre, bien entendu, ils appartiennent au peuple palestinien. Mais là aussi, la solution réside dans le partage du pays. On pourrait imaginer en théorie qu'il existerait dans l'État palestinien la ville juive de Kiryat Arba sous législation palestinienne, de même qu'Oum-el-Fahem existe comme ville arabe sous législation israélienne.
Itshak Rabin lui-même a dit une fois dans un éclair de lucidité: « Serait-ce si catastrophique de se rendre à Goush Etzion°16 avec un visa jordanien? » Si on partage le pays, les habitants de Goush Etzion resteront en place avec leur grande Yeshiva et il y aura là-bas des villages juifs comme il existe des villages arabes dans l'État d'Israël.
Peut-on en déduire que vous n'êtes pas hostile, par principe, aux implantations juives dans les territoires?
Dans le contexte actuel, je m'y oppose, bien sûr, car ces implantations empêchent le partage. C'est la raison de leur création. Mais si le partage s'effectue et que s'instaure une situation de coexistence entre les deux états, je conçois l'existence de villages juifs de l'autre côté de la frontière. Je pense même que Yamit°17 aurait pu continuer d'exister en tant que ville juive sous gouvernement égyptien, et j'ignore qui ou quoi a rendu cette situation impossible. Qui de nous ou de Sadate ne l'a pas voulu?
Si vous étiez ministre des Affaires étrangères, prôneriez-vous une politique étrangère neutraliste ?
Nahum Goldman avait avancé cette idée. Aujourd'hui, il est trop tard.
En aviez-vous discuté avec lui?
Oui. Il m'avait dit sur un ton extrêmement grave qu'au moment de la création de l'État, le jour même où l'Assemblée du peuple vota les deux lois --- celle créant l'État et la Loi du Retour - nous aurions dû en ajouter une troisième. Elle aurait déclaré que l'État d'Israël resterait neutre et ne prendrait part à aucun conflit international. Cette loi aurait vraiment donné au nouveau pays son caractère d'État du peuple juif éparpillé dans le monde entier. En effet, un juif, tant qu'il ne s'installe pas en Israël, où qu'il soit, est un citoyen fidèle à son pays: le juif américain à l'Amérique et le juif français â la France. En même temps, pour que notre pays soit celui du peuple juif tout entier sans contredire le principe précédent il doit s'engager à ne prendre part à aucun conflit international.
Je pense que le monde entier aurait compris et accepté cette neutralité liée à la situation particulière du peuple juif. Elle nous aurait valu un respect particulier. C'est une supposition - elle aurait rendu plus facile le compromis avec le monde arabe. Un véritable neutralisme où nous n'aurions soutenu ni l'impérialisme occidental ni l'impérialisme communiste aurait facilité la solution du problème. On ne peut l'affirmer avec certitude, mais dans un tel cas de figure, notre position dans le monde serait, sans aucun doute, différente et l'État d'Israël inspirerait le respect!
Prenons le cas de la Suisse. Elle ne fait pas partie l'ONU, même si chacun sait quel est sortie du camp. Car au Conseil de sécurité il faut parfois voter pour un camp contre l'autre, et la Suisse s'abstient. Elle est membre de l'UNESCO et d'autres institutions. Telle aurait dû être la position de l'État d'Israël si nous n'étions pas devenus un satellite des USA.
Nos liens avec l'URSS auraient été probablement tout différents. Après tout, nous devons aussi, pour une large part, notre indépendance à l'URSS. C'est Staline qui ordonna à Gromyko de voter pour la création de l'État. Ce qui aurait pu faciliter en outre l'immigration massive des juifs de là-bas°18. Mais les erreurs que nous avons commises sont absolument indescriptibles. David Hacohen, notre ambassadeur en Birmanie, raconte comment les Chinois, dans les années 50, voulurent établir des liens avec nous. Mais les Américains s'y opposèrent et l'affaire tourna court. Imaginez la situation si nous avions entretenu de bonnes relations avec la Chine !. Et puisque vous évoquez Nahum Goldman, je vous rappellerai encore ceci : en 1970 déjà, Sadate nous proposa la paix et Goldman était prêt à se rendre en Égypte pour obtenir des précisions, mais Golda Méïr refusa. Elle est coupable de la guerre de Kippour.
Avez-vous souvent rencontré Nahum Goldman ?
Dans les dernières années de sa vie uniquement. Il avait encore l'esprit très vif. C'était un juif très intelligent et une personnalité très antipathique. Mais il avait compris bien des choses.
Que pensez-vous de Moshé Dayan, qui fut le père de la politique israélienne dans les territoires ?
Voilà une belle figure, bien caractéristique de notre réalité socio-historique! Un homme dénué de toute valeur humaine, au comportement immoral et marqué par le vol de biens publics. Je ne connais même pas une quelconque prouesse militaire à son actif.
A plusieurs reprises pourtant, il manifesta son sentiment à l'occasion d'injustices commises envers les Arabes. Il a même critiqué les services de sécurité. Je peux en témoigner directement.
Il fut la figure représentative du peuple juif de l'État d'Israël durant une période de vingt ans! Il est vrai, cependant, qu'à la fin de sa vie son prestige et, son importance déclinèrent. Possible aussi qu'il ait éprouvé des regrets, donnant ainsi l'impression de se rendre compte qu'il avait choisi une voie erronée. Je n'en suis pas certain car je ne l'ai jamais rencontré. Je parle de l'impression qu'il m'a faite, en tant que phénomène socio-historique. N'est-il pas angoissant de constater que, durant une demi génération, notre figure emblématique fut justement cet homme ? C'est symptomatique de toute notre situation.
Puisque, comme vous le savez, l'idée d'un retrait unilatéral des territoires est inacceptable pour le gouvernement actuel, quelles sont vos prévisions concernant l'avenir de l’État ?
Si nous continuons dans cette voie, ce sera la destruction de l'État d'Israël dans un délai, non de quelques générations, mais de quelques années. Intérieurement, ce sera le régime de Kahana-Sharon-Raphaël Eytan-Druckman°19, avec des camps de concentration pour les gens comme moi. A l'extérieur, Israël s'embourbera dans une guerre à outrance contre l'ensemble du monde arabe, du Koweït au Maroc. Telle est la perspective pour un avenir proche. La seule et unique solution est le partage du pays entre les deux peuples. Ce qui ne signifie pas du tout que les choses iront forcément bien. Il n'y a jamais de garantie. A partir des leçons du passé on ne peut rien prévoir concernant le futur: c'est l'essence même de l'Histoire. Mais, en ce moment, nous ne discutons pas de ce futur mais du présent. Le partage donne une chance à l'avenir. Tant que l'État d'Israël, dans son abyssale bêtise, sera persuadé que l'aide américaine se poursuivra éternellement, il ne sera pas intéressé par la paix. Aussi connaîtra-t-il le sort du Sud Viêt-Nam qui, lui aussi, crut que l'Amérique le soutiendrait ad aeternam.
Tout cela à cause des territoires et des relations avec les Arabes ?
Oui. Le hooliganisme national suscite une atmosphère de violence également dirigée vers l'intérieur. Je crains beaucoup que ne se créent ici des camps de concentration pour les « traîtres » juifs et que des pogroms ne se produisent contre les juifs religieux qui ne seraient pas « nationaux ».
Mais avant 1967 déjà, des membres de l'Hachomer Hatzaïr°20 avaient pénétré dans Mea Shearim avec des matraques pour molester les ultra-orthodoxes qui habitent ce quartier!
Le sentiment national n'avait pas encore, à l'époque, ce statut de Valeur qu'il a actuellement. J'exige aujourd'hui de toute personne honnête qu'elle se proclame, avec moi, traître.
A quoi?
Traître aux valeurs considérées comme sacrées dans notre pays!
Pas seulement refuser d'être soldat au Liban ?
La guerre du Liban est la conséquence obligée de ce qui a précédé. Nous entrerons aussi en guerre contre la Syrie.
Vous avez des petits-enfants dans l'armée. Ils occupent même des postes importants. En discutez-vous avec eux ?
Oui.
Et que vous disent-ils?
Ils ressentent à peu près ce que je ressens. Ils sont parvenus progressivement aux mêmes conclusions. C'est précisément au cours des dernières années que leur position s'est presque identifiée à la mienne.
Et avec votre sœur Nehama ? Vous avez eu de rudes discussions, tout au long des années.
Oui. Sur toutes sortes de sujets. Elle considère l'État d'Israël comme une donnée précieuse du point de vue du judaïsme.
Presque « le début de la Rédemption » ?
Non. Elle est assez lucide pour que ce genre de choses n'ait pas prise sur elle. Sur ce point nous n'avons pas eu de véritables conflits, mais plutôt des divergences d'opinions.
Notes :
1. Proposé aux Palestiniens par les accords de Camp David (NdT).
2. Y. Leibowitz rédigea un -article - très critique - sur Ben Gourion dans un supplément de l'Encyclopédie hébraïque, provoquant la colère de nombreuses personnes.
3. Ville stratégique du Sinaï, qui permet de contrôler une partie du trafic maritime sur la mer Rouge.
4. Shin-Bet: services de sécurité intérieure (NdT).
5. Mur occidental appelé Mur des lamentations (NdT).
6. Jéroboam, fils de Nabot. premier roi d'Israël après le schisme du royaume de Salomon. Il instaura le culte du Veau d'or dans les villes de Dan et de Bethel (NdT).
7. Lieu de résidence des dirigeants de quelques-unes des sectes ultra-orthodoxes, des Loubavitch en particulier (NdT).
8. Kibboutz et mochav sont deux formes de coopératives agricoles caractéristiques de l'esprit pionnier des premières années du sionisme (NdT).
9. Palmach : groupes de combattants juifs à l'époque du mandat britannique et au moment de la guerre d'indépendance de 1948 (NdT).
10. Groupes terroristes juifs au moment de la guerre d'indépendance (NdT)
11. Dirigeants du mouvement ultra-nationaliste et religieux du Goush Emounim (NdT).
12. Netourei Karta ou « gardiens de la cité »: secte ultra-orthodoxe rejetant violemment sionisme et État d'Israël (NdT).
13. Parti National Religieux: parti politique sioniste membre de toutes les coalitions gouvernementales depuis la création de l'État (NdT).
14. Magnés : Premier recteur de l'Université hébraïque de Jérusalem (NdT).
15. Une des plus importantes agglomérations arabes en territoire d'Israël dans ses frontières de 1967 (NdT).
16. Goush Etzion : région a proximité de Jérusalem. Tombée entre les mains de la Jordanie, elle l'ut reconquise en 1967. De . nombreuses colonies et une grande école talmudique (Yéchiva) y sont implantées (NdT).
17. Yamit : ville créée dans le Sinaï par les Israéliens et qui fut rasée avant la restitution du territoire à l'Égypte (NdT).
18. C'es propos, rappelons-le, ont été tenus avant que Gorbatchev n'autorise l'émigration massive des juifs soviétiques, et a fortiori avant l'effondrement de l'URSS et des blocs (NdT).
19. Noms des principaux dirigeants ultra-nationalistes (NdT).
20. Hachomer Hatzaïr ou Jeune Garde: mouvement de jeunesse d'extrême gauche(NdT).
Posté par Adriana Evangelizt