Freud, le judaïsme et le sionisme
Pour ceux qui seraient intéressés par l'ouvrage de Freud, Moïse et le monothéisme, nous l'avons posé en plusieurs partie, ICI...
Freud, le judaïsme et le sionisme
par Sadi Lakhdari
professeur à l’Université de Paris-Sorbonne.
Le conflit israélo-palestinien n’aura pas épargné le monde de la recherche ni celui de la psychanalyse. Une lettre de Freud au docteur Chaim Koffler, directeur du Keren Ha-Yesod de Jerusalem [1] datée du 26 février 1930 est à l’origine d’une âpre controverse où Michael Molnar, directeur du Freud Museum de Londres, s’est vu accusé de propagande propalestinienne pour sa traduction. Une deuxième traduction a donc été mise sur le site du musée ainsi que diverses réactions dont celle de la psychanalyste new-yorkaise Yudit Jung [2]. L’incident est révélateur des passions soulevées par tout ce qui touche de près ou de loin à Israël et à la Palestine et qu’il faudra peut-être un jour analyser froidement en profondeur. La position de Freud telle qu’elle a été diversement interprétée devenait brusquement fondamentale pour appuyer l’un ou l’autre camp. Peu importe que Freud se soit déclaré peu enclin à tout engagement passionnel, rejetant tout fanatisme partisan. Ce qui compte, c’est de trouver une autorité qui cautionne une prise de position sans nuances, même si celle-ci est aux antipodes de la pensée freudienne. Cette réaction est d’autant plus étonnante que tout au long de sa vie Freud a été assez clair par rapport au judaïsme et au sionisme : depuis ses premières lettres à sa fiancée Martha Bernays jusqu’à sa dernière œuvre importante L’Homme Moïse et la religion monothéiste publiée l’année de sa mort en 1939. Dans cet ouvrage qui a déconcerté plus d’un lecteur, Freud tente de rechercher les racines de l’adoption du monothéisme par le peuple
hébreu en l’attribuant à l’action d’un grand homme, Moïse, qu’il suppose égyptien et qui aurait imposé aux Hébreux une religion dérivée de celle d’Akhenaton après la mort de ce dernier. Cet ouvrage peut être considéré à juste titre comme une réflexion personnelle sur les identifications de l’auteur, Juif mais athée, en relation avec les problèmes presque insurmontables posés par ce qui est à l’origine du judaïsme et qui débouche aujourd’hui comme au temps de Freud sur des impasses difficiles à résoudre. Elle est intimement liée comme on le verra à la problématique du génie et de l’influence des grands hommes sur leur peuple et débouche sur des considérations théoriques extrêmement intéressantes pour la géopolitique, puisqu’elles concernent le problème des représentations conscientes et inconscientes et le rapport entre la psychologie individuelle et celle des masses.
La lettre de Freud à Chaim Koffler est brève et mesurée [3]. Freud est manifestement flatté d’être sollicité en tant que personnalité juive éminente, mais refuse de signer la pétition condamnant les émeutes arabes de 1929 qui avaient causé la mort d’une centaine de Juifs. Il se déclare inapte à donner sa caution en raison de la neutralité de ses positions qui ne peuvent enflammer les foules, ni attirer les dons des riches, ce qui était un des buts principaux de l’organisme sioniste chargé de financer les implantations en Terre sainte. Freud dit clairement éprouver de la sympathie pour la cause sioniste et il emploie de façon significative le possessif de la première personne du pluriel pour faire référence à l’Université de Jérusalem dont il est un des administrateurs, mais aussi quand il mentionne les implantations juives en Palestine. Il ne croit cependant pas que le projet d’un État juif soit réaliste principalement parce qu’il ne voit pas comment les chrétiens et les musulmans accepteraient que les Lieux saints soient confiés au nouvel État, ce en quoi il ne se trompe guère. La solution, envisagée en un premier temps par Herzl, de fonder une patrie dans un espace moins marqué historiquement lui semble beaucoup plus raisonnable mais peu réaliste, car elle ne pourrait susciter l’enthousiasme des colons et de généreux donateurs. Il est important de constater que Freud ne condamne pas l’entreprise en elle-même et semble la juger légitime, mais qu’il la considère comme irréalisable. À ce sujet il faut souligner que Freud a souvent parlé de peuple juif ou hébreu et qu’il s’est lui-même déclaré juif lors d’une conversation avec Gilles de la Tourette à Paris, se défendant d’être Allemand ou Autrichien lorsque celui-ci lui évoquait la probabilité d’une grande guerre entre la France et l’Allemagne [4]. Toute sa correspondance atteste qu’il s’est toujours senti juif sans être ni religieux ni croyant et que ce sentiment très fort d’appartenance à la communauté juive l’a empêché de sombrer dans un nationalisme germanique qui en avait tenté plus d’un et dont il a parfois éprouvé lui-même l’attrait irrationnel. Mais malgré cette reconnaissance d’un des traits majeurs de son identité et le fait qu’il n’ait jamais été un Juif honteux – son principal mérite, d’après lui, pour les Juifs qui honorent en sa personne une des grandes figures juives de son temps –, il se refuse à cautionner le fanatisme d’individus qui fétichisent le mur des Lamentations comme une relique nationale, point qu’il n’explicite pas dans sa lettre mais qui est très clair quand on se réfère à ses œuvres et à sa correspondance et dont nous reparlerons. Le souci de ne pas choquer les sentiments des populations autochtones par des provocations dangereuses est à mettre en relation avec le report de la publication de la troisième partie du Moïse après l’Anschluss. Il ne désirait pas choquer les catholiques et en particulier le Père Schmidt, historien des religions, influent au Vatican et dans l’Italie mussolinienne, très opposé à ses thèses. Il voyait très justement dans les catholiques qui avaient naguère persécuté les Juifs un allié potentiel pour combattre la barbarie nazie, estimant que les deux religions étaient en fait visées par les nouveaux totalitarismes. Il s’agit là de prudence et de réalisme : toute prise de position intempestive pouvait en outre entraîner des conséquences néfastes pour l’exercice de la psychanalyse tant en Autriche qu’en Italie. Après son exil à Londres, Freud qui peut, dit-il, à nouveau penser librement, publie son Moïse à Amsterdam en 1939. Une lettre antérieure datée de 1926 et adressée à Enrico Morelli précise sa position. Il y fait référence au livre de Morelli, La psicoanalisi, publié à Turin en 1926 et surtout à l’opuscule de celui-ci sur la question sioniste :
Je me suis réjoui de voir avec quelle sympathie, quel sens de l’humain et quelle compréhension vous avez su prendre parti dans cette affaire embrouillée par les passions humaines. Je me sens obligé de vous en remercier personnellement. Je ne sais pas si votre jugement est justifié quand vous considérez la psychanalyse comme un produit direct de l’esprit juif, mais si c’est le cas, je n’en serais pas honteux. Bien que je me sois détaché depuis longtemps de la religion de mes ancêtres, je n’ai jamais perdu le sentiment de solidarité envers mon peuple et je vois avec satisfaction que vous vous dites l’élève d’un homme de ma race – le grand Lombroso [5].
Ce sentiment de solidarité se manifeste très clairement plus tard, lorsque Freud écrit à Max Eitington, qui suit ainsi que sa famille « les informations sur ce qui se passe en Terre sainte » alors théâtre de troubles importants. Mais il a également toujours essayé de définir ce qui constituait l’essence mystérieuse de ce que les Juifs avaient en commun, de cette chose indéfinissable et miraculeuse « restée jusqu’ici inaccessible à toute analyse qui est le propre du Juif [6] ».
Je n’insisterai pas sur ce sentiment d’appartenance très fort de Freud qui est bien connu et qui apparaît à de nombreuses reprises dans sa correspondance. Freud vit dans un milieu juif qu’il ne renie jamais. Il déclare dans une lettre acerbe à Abraham Aaron Roback datée du 2 février 1930 que son éducation n’a pas été judaïque et qu’il n’est pas capable de lire la dédicace du livre qui lui a été envoyé, évidemment écrite en hébreu, mais qu’il est très honoré de figurer parmi les plus grands noms de « notre peuple » cités dans Jewish Influence in Modern Thought ( 1929 [7]). Dans une lettre à l’association B’nai B’rith de 1926, il remercie ses frères maçons pour l’hommage qu’ils lui rendent à ce moment et pour le soutien qu’ils lui ont apporté en l’accueillant quand il se sentait isolé et hors-la-loi, lui permettant d’exposer ses théories. Je citerai un long paragraphe de cette lettre qui se passe de commentaires.
Le fait que vous soyez juifs ne pouvait que me plaire car j’étais moi-même juif, et le nier m’a toujours semblé être non seulement indigne, mais encore franchement insensé. Ce qui me rattachait au judaïsme ce n’était pas la foi – je dois l’avouer – ni même l’orgueil national car j’ai toujours été incroyant. J’ai été élevé sans religion, mais non sans le respect de ce que l’on appelle les exigences « éthiques » de la civilisation humaine. Chaque fois que j’ai éprouvé des sentiments d’exaltation nationale, je me suis efforcé de les repousser comme étant funestes et injustes, averti et effrayé par l’exemple des peuples parmi lesquels nous vivons, nous autres juifs. Mais il restait assez de choses capables de rendre irrésistible l’attrait du judaïsme et des Juifs, beaucoup d’obscures forces émotionnelles – d’autant plus puissantes qu’on peut moins les exprimer par des mots – ainsi que la claire conscience d’une identité intérieure, le mystère d’une même construction psychique. À cela s’ajouta bientôt un autre fait : je compris que c’était seulement à ma nature de juif que je devais les deux qualités qui m’étaient devenues indispensables dans ma difficile existence. Parce que j’étais juif, je me suis trouvé libéré de bien des préjugés qui limitent chez les autres l’emploi de leur intelligence ; en tant que juif, j’étais prêt à passer dans l’opposition et à renoncer à m’entendre avec « la compacte majorité [8]- [9] ».
Tout en étant athée Freud reste juif, ce qui pose évidemment un problème majeur puisque c’est avant tout la croyance en un dieu unique qui est l’essence du judaïsme. Il ne dit pas ici que l’antisémitisme toujours virulent au XIXe siècle en Allemagne et en Autriche-Hongrie l’oblige sous peine de lâcheté à ne jamais renier les siens et le contraint à se sentir solidaire de sa « race » ou de son « peuple [10] ». La correspondance relate deux incidents très longuement commentés par Freud. Dans le premier, il est agressé par un voyageur près de Dresde dans un train parce qu’il veut laisser une fenêtre ouverte en plein hiver [11]. Il est traité de sale Juif mais défie ceux qui l’insultent et raconte avec une grande fierté l’épisode à sa fiancée. Dans l’autre, il relate comment son collègue Carl Koller [12], en butte aux attaques antisémites d’un chirurgien, obtient finalement gain de cause auprès du directeur de la clinique tout en devant se battre en duel avec son agresseur [13]. Mais la revendication de la judéité n’est pas seulement due à une contrainte externe, elle correspond à un questionnement identitaire : c’est à ses origines juives que Freud attribue son anticonformisme, son absence de préjugés intellectuels, son opiniâtreté et son enthousiasme tenace, qualités qu’il répute juives tout au long de sa correspondance [14]. Dans une lettre à sa fiancée datée du 2 février 1886, il relate avec fierté une opinion de Breuer sur sa personnalité.
Il m’a dit qu’il avait découvert en moi, caché sous une timidité apparente, un être hardi et sans peur. Je l’ai toujours pensé, mais sans avoir osé en parler à personne. Il m’a souvent semblé que j’avais hérité de tout l’esprit d’insoumission et de toute la passion grâce auxquels nos ancêtres défendaient leur Temple et que je pourrais sacrifier ma vie avec joie pour une grande cause [15].
Ce questionnement était déjà clairement perceptible dans une très longue lettre à Martha datée du 23 juillet 1882. Freud y retraçait en fait indirectement l’évolution du judaïsme à l’époque contemporaine en évoquant la figure du grand-père de Martha, Isaac Bernays, qui avait été le chef de la communauté juive de Hambourg et d’Altona. Un vieux Juif sympathique, naguère son élève, lui fit le portrait de cet homme exceptionnel, croyant éclairé comparé à Nathan le Sage de Lessing :
La religion ayant cessé d’être un dogme rigide devint objet de réflexion pour la satisfaction des goûts artistiques et raffinés ainsi que pour les exigences accrues de la logique. Enfin le maître de Hambourg la recommandait non point parce qu’on l’avait déclarée sacrée mais parce qu’il se réjouissait du sens profond qu’il y découvrait ou qu’il lui attribuait [16].
Freud concluait cependant que, même assouplies, ces « formes dans lesquelles les vieux Juifs se sentaient à l’aise ne nous offrent plus d’abri » et que le foyer juif qu’il compte fonder gardera seulement quelque chose d’essentiel, « la joie de vivre », car comme l’affirmait Isaac Bernays : « Le Juif est la fine fleur de l’humanité, il est fait pour la jouissance, il méprise tous ceux qui en sont incapables [17]. » Son élève, le vieux Juif rencontré à Hambourg, avait gardé ce don de prendre plaisir aux jouissances offertes par Dieu, qu’il attribue à la vieille école « très attachée à la religion sans nous détacher de la vie [18] ». C’est pour cela que neuf jours avant Tichah be-Av qui commémore la destruction du Temple, on se prive selon lui de tout plaisir par opposition aux autres jours. L’introduction de cette anecdote est l’occasion d’une remarque essentielle de Freud concernant la pérennité du judaïsme. « Et les historiens disent que si Jérusalem n’avait pas été détruite, nous autres Juifs aurions disparu comme tant d’autres peuples avant et après nous. Ce n’est qu’après la destruction du Temple visible que l’invisible édifice du judaïsme put être construit [19]. » Cette question liée à celle de l’identité juive est centrale dans l’élaboration de la dernière œuvre de Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste.
Freud, Moïse et le monothéisme
L’ouvrage de Freud a souvent été considéré comme un texte un peu fou et pas très sérieux sur le plan scientifique. Il se rattache portant à tous les centres d’intérêt de l’auteur dont les diverses orientations sont beaucoup plus cohérentes qu’on ne l’admet généralement. Dans sa jeunesse, Freud avait décidé de s’occuper de zoologie et de philosophie en même temps que de médecine. Il écrit à Emile Fluss en 1873 qu’il a décidé de devenir « naturaliste » (Naturforscher), « de jeter les yeux dans les archives millénaires de la nature. Je serai peut-être témoin de ses processus éternels [20] ». Plus tard, il passe de la philosophie à la psychologie et de la neurologie à l’étude des maladies nerveuses, mais en se focalisant sur les cinq premières années de la vie qui fourniraient toute l’explication des développements ultérieurs. Ce qui l’a attiré dans le domaine de la nature et de la psychopathologie l’intéresse au niveau de tous les phénomènes collectifs dont la religion est un des domaines privilégiés. À partir de 1920 et des études fondamentales sur la psychologie des masses, il ne cesse de s’interroger sur les origines mystérieuses des religions qui sont aussi peu documentées que les premières années de l’enfance au niveau individuel. D’où la justification de la méthode appliquée dans Totem et tabou ( 1911) et dans le Moïse ( 1939) qui entretiennent d’étroites relations et qui procèdent d’une même tentative de désacralisation, justifiant l’épithète de l’« homme » Moïse [21]. Freud s’explique de façon très claire à ce sujet dans une lettre à un destinataire anonyme :
Il y a quelques années, j’ai commencé à me demander comment les Juifs ont acquis leur caractère particulier et, selon mon habitude, je suis remonté aux toutes premières origines. Je ne suis pas allé très loin. J’ai été surpris de découvrir que la première expérience, pour ainsi dire l’expérience embryonnaire de ce peuple, l’influence de l’homme Moïse et l’exode d’Égypte, a déterminé son développement futur tout entier jusqu’à nos jours – à la manière d’un véritable traumatisme de la première enfance dans l’histoire d’un individu névrosé [22].
Freud cherche à reconstruire ce qui a pu se passer lors de la création de la religion juive en utilisant donc une méthode qui s’inspire de la psychanalyse, mais aussi de l’archéologie, une de ses principales passions. Dans une lettre à Stefan Zweig du 7 février 1931, il souligne que malgré la modestie de son train de vie, il avait fait beaucoup de sacrifices pour se constituer une collection d’antiquités grecques, romaines et égyptiennes et qu’il avait lu « en réalité plus d’ouvrages sur l’archéologie que sur la psychologie [23] ».
Ce travail n’est donc pas insensé comme le dit Marie Moscovici dans sa préface [24]. Il est étayé par une énorme documentation comme tous les écrits de Freud qui prétend faire œuvre d’historien dans la première partie. Cette prétention est loin d’être infondée et le fait que Freud ait tout d’abord intitulé son travail « Roman historique » n’a rien qui puisse nous faire penser qu’il se livrait à des délires fantaisistes. Tout travail historique est en fait un travail de reconstitution du passé qui entretient des rapports étroits avec la fiction romanesque [25]. L’exemple de Michelet, mais aussi celui de nombreux historiens contemporains qui revendiquent cette analogie et qui ont réhabilité les romans historiques, même ceux d’Alexandre Dumas, sont là pour nous le rappeler. Rien à voir avec les libertés que s’octroient actuellement certains psychanalystes, en particulier français, pour qui l’élaboration de fantaisies infondées scientifiquement est légitime. Freud est un scientifique formé à l’école allemande et autrichienne, un véritable érudit qui a dévoré un nombre incalculable d’ouvrages scientifiques de toute nature et sa capacité de synthèse interdisciplinaire est tout à fait stupéfiante, à l’origine sans doute pour une grande partie de son génie.
Certes, l’interrogation sur Moïse recoupe des préoccupations personnelles et relève d’une identification évidente et fort peu modeste. Les ambitions de Freud apparaissent très tôt dans sa correspondance. Il se compare à un géant dont les forces herculéennes sont proprement héroïques [26] et il est très tôt préoccupé par les documents, lettres et divers écrits, qui seront utilisés pour élaborer des opinions sur le « développement du héros » et faire sa biographie [27]. Dans une lettre à Martha il explique qu’il n’est pas un génie et qu’il ne comprend pas comment il a jamais pu désirer en être un :
Je ne suis même pas très doué ; toute ma puissance de travail tient probablement à mon caractère et à l’absence de graves faiblesses intellectuelles.
Mais je sais qu’un tel mélange peut conduire lentement au succès et que, dans des conditions favorables, je pourrais faire mieux que Nothnagel à qui je crois être bien supérieur. Peut-être pourrais-je égaler Charcot [28].
Quelques mois auparavant, il considérait Charcot comme « un des plus grands médecins dont la raison confine au génie [29] », ce qui se passe de commentaires. Avec de telles ambitions, il est compréhensible que Freud ait été fasciné par les « grands hommes » auxquels il consacre un long développement dans le Moïse. La figure de Moïse, imposante et redoutable, telle qu’elle apparaît dans le Moïse de Michel-Ange est celle du Père fondateur de la Loi à laquelle il a donné son nom et l’entreprise de Freud apparaît bien comme une tentative d’éclairer les origines de la fondation du monothéisme, mais aussi comme le meurtre du père redoutable et irascible qui aurait prêté un grand nombre de ses traits au dieu des Juifs. Le fait d’« enlever à un peuple l’homme qu’il honore comme un des plus grands de ses fils », première phrase du Moïse, au nom de la vérité scientifique et au détriment d’un hypothétique intérêt national, est sans doute assimilable à un meurtre. Si l’on fait le rapprochement entre les traits prêtés à Moïse et le caractère tyrannique que Freud s’attribue dans ses lettres à Martha, il n’est pas très difficile de voir là une identification qui prélude à l’élaboration d’une théorie signant la fin de l’illusion religieuse pour les Juifs. Si Freud pense que son ouvrage sera si mal accueilli, c’est bien sûr parce qu’il démythifie la figure du fondateur de la première religion monothéiste en la désacralisant, s’inscrivant ainsi dans le grand mouvement de déprise du religieux qui caractérise à long terme l’évolution de l’humanité comme le dit Jacques Le Goff [30]. Il n’est sans doute pas indifférent que ce soient de grands penseurs juifs qui aient le plus contribué à ce mouvement. Il suffit de penser à Marx et à Freud qui ont œuvré de façon décisive à la destruction de l’illusion religieuse en Occident. Les caractéristiques du judaïsme relevées par Freud et le processus de création de la religion juive reconstitué dans le Moïse en sont une bonne illustration.
D’après les hypothèses freudiennes, Moïse, s’il a été un personnage historique, aurait été égyptien. Se fondant sur l’analyse du nom et sur une comparaison structuraliste avant la lettre avec les autres mythes héroïques, Freud déduit, en se fondant sur des théories en vogue à l’époque et qui n’ont pas été abandonnées par tout le monde, que Moïse était sans doute un très important personnage proche du pharaon Amenhotep III, un prince, un prêtre ou un haut fonctionnaire. Le royaume d’Égypte était devenu une grande puissance mondiale et il avait annexé la Nubie, la Palestine, la Syrie et une partie de la Mésopotamie. « Cet impérialisme se reflétait à présent dans la religion en tant qu’universaliste et monothéiste. » Amenhotep III avait en effet instauré une nouvelle religion solaire monothéiste et pris le nom d’Akhenaton pour des raisons en grande partie politiques selon Freud, une hypothèse apparemment très déroutante dans le contexte du Moïse où il est affirmé à la fin de la deuxième partie qu’il est impossible de nier l’importance isolée des grands hommes dans l’histoire universelle. Mais il faut prendre en compte le principe de surdétermination toujours affirmé par Freud qui n’exclut pas les mobiles tirés des besoins matériels ou politiques, comme ici, mais qui se refuse à les considérer comme cause unique. Il s’oppose de toute évidence au marxisme lorsqu’il dénonce « le sacrilège que l’on commet à l’encontre de la grandiose diversité humaine en ne voulant reconnaître que des mobiles tirés des besoins matériels ». Bien des idées, en particulier religieuses, puiseraient leur force dans d’autres sources, notamment psychologiques, une hypothèse déjà formulée dans Totem et tabou.
La nouvelle religion représentait un progrès considérable pour la culture, car elle était beaucoup plus abstraite ; elle rejetait les croyances populaires naïves, la magie, le mysticisme, s’opposant en particulier au culte d’Osiris qui promettait la vie éternelle. Le caractère épuré et exigeant de la nouvelle religion expliquerait qu’elle ait été adoptée par un petit nombre d’individus, sans doute une petite élite, et qu’à la mort d’Akhenaton les Égyptiens soient revenus à un polythéisme plus proche du stade précédent, qui était celui du totémisme, sous l’action de la caste des prêtres et du peuple. Un homme aurait voulu préserver cet acquis de la culture, Moïse, qui choisit, dès lors, le petit peuple hébreu exilé en Égypte, « un peuple d’immigrés arriérés sur le plan de la civilisation ». Il lui imposa de force cette nouvelle religion, épurant encore davantage celle-ci, l’élevant « jusqu’aux hauteurs d’une abstraction sublime [31] », en particulier par l’interdiction absolue de toute représentation de la divinité et le détachement du mythe solaire. La nouvelle religion était strictement monothéiste, exclusive, réservée au peuple élu marqué symboliquement par la circoncision qui le distinguait des peuples environnants et qui signait l’alliance privilégiée avec Dieu. Freud suppose qu’elle était d’origine égyptienne. Les exigences morales sont extrêmes et « la religion judaïque ancienne [… ] a complètement renoncé à l’immortalité [32] », point fondamental que l’on oublie trop souvent et qui est, avec la haute moralité imposée au peuple juif, sans doute à l’origine de son respect de la vie humaine et de son inclination à la joie de vivre que Freud avait souligné dans sa correspondance. L’interdiction de représenter Dieu entraînant par ailleurs une « mise en retrait de la perception sensorielle au profit d’une représentation qu’il convient de nommer abstraite, un triomphe de la vie de l’esprit sur la vie sensorielle, à strictement parler un renoncement aux pulsions [33] [… ] ».
Moïse profite de la période troublée qui fait suite au règne d’Akhenaton pour faire sortir le peuple juif d’Égypte, mais celui-ci se rebelle contre la tyrannie du grand homme et retourne à l’idolâtrie en adorant le veau d’or et en brisant la loi imposée, ce qui est symbolisé par le bris des tables de la Loi par Moïse (Freud interprétant le fait selon la technique analytique en estimant qu’il y a eu déplacement). Les renonciations pulsionnelles exigées par la nouvelle religion ont semblé insupportables et ne seront acceptées que dans un deuxième temps après la mort de Moïse, sans doute assassiné par les Hébreux qui ne le reconnaîtront jamais, rééditant le crime de la horde primitive au centre des hypothèses freudiennes dans Totem et tabou.
Ce crime serait à l’origine d’un intense sentiment de culpabilité, à l’origine des exigences morales chez les Juifs. Qu’il ait eu lieu ou non ne change rien au problème car les Hébreux ont dû le désirer fortement ; l’auteur expliquant dans Malaise dans la culture ( 1932) que les pulsions agressives refoulées accroissent les exigences du Surmoi. Un point absolument décisif si l’on veut comprendre les raisonnements de Freud estimant en effet que le progrès de la civilisation ne peut s’opérer que grâce à un renoncement pulsionnel, concernant surtout principalement la pulsion de mort. À partir de 1920, Freud suppose qu’il existe deux pulsions essentielles, la pulsion de vie et la pulsion de mort, en général étroitement intriquées. La répression de la pulsion de mort est à l’origine de la moralité, elle confère une partie de son énergie au désir de savoir, elle permet donc les progrès de la connaissance et les développements de la technique qui éloignent l’homme de l’animal. Il faut garder à l’esprit que Freud est un darwinien convaincu qui envisage l’histoire de l’évolution de l’espèce comme un processus parfois chaotique mais constant qui l’arrache à l’animalité, présente en tout un chacun, par la formation du Surmoi, cette instance psychique interne qui surveille, interdit, punit, oblige au respect de la Loi morale. Ce Surmoi se constitue à travers l’intégration des figures parentales, en particulier de la figure du père qui a été introjectée après son meurtre par les fils qui l’ont dévoré dans le repas totémique (hypothèse empruntée à l’ethnologue Robertson Smith que Freud ne veut pas abandonner malgré les nombreuses critiques). Freud fait l’hypothèse que la horde primitive, autre hypothèse darwinienne, était dominée par un père tout-puissant tué par ses fils qui subissaient l’arbitraire du mâle dominant ; en étant rejetés hors de la horde ou castrés pour qu’ils n’approchent pas les femelles appartenant toutes au père (la circoncision renvoyant à cette castration). Cette hypothèse darwinienne est déduite par Freud du fonctionnement psychique des êtres humains actuels qui reproduisent tous, individuellement, l’évolution de l’espèce sur le plan physique et sur le plan moral et psychique, selon la loi générale établissant que l’ontogenèse reproduit la phylogenèse.
Les exigences du Surmoi sont accrues par le renoncement pulsionnel, car tous les désirs agressifs refoulés en augmentent le caractère tyrannique. Peu d’individus peuvent supporter la tension introduite par ces exigences en sublimant les pulsions agressives dans la recherche scientifique ou l’art par exemple. Le meurtre de Moïse non reconnu a développé chez les Juifs cette culpabilité entretenue par les Prophètes. Freud explique en effet que le peuple élu a dû supporter bien des déceptions quant aux faibles avantages qu’il tirait de son alliance avec l’Éternel et que ce sont les Prophètes qui l’ont convaincu d’être responsable des malheurs qui s’abattaient sur lui au lieu de tourner son agressivité vers l’extérieur. Le malaise qui caractérise la fin de l’Antiquité serait en partie dû au caractère insupportable des exigences morales tout comme c’est le cas à la fin du XIXe siècle, le parallèle n’étant pas le fait de l’auteur mais se déduisant aisément. La solution fut la création d’une nouvelle religion par saint Paul : le Sauveur prit sur lui les péchés du monde, soulageant ainsi ses fidèles. Ce progrès réduisait la religion juive à l’état de fossile, comme les crocodiles le sont de l’époque des grands sauriens. Mais ce serait mal connaître Freud que de croire qu’il s’agit là d’un progrès absolu. L’universalisation de la nouvelle religion s’accompagna d’une baisse des exigences morales et d’une régression en termes de progrès de l’esprit. Le christianisme intégra le legs païen du polythéisme sous la forme du culte des Saints et celui de la grande déesse-mère chtonienne dans le culte de la Vierge Marie. Les Juifs, irréductibles, qui n’adhérèrent pas à la nouvelle religion gardèrent les hautes exigences spirituelles imposées par Moïse, ce qui explique bien sûr dans l’esprit de Freud les exceptionnelles capacités sublimatoires des Juifs et le progrès qu’ils ont fait faire à la civilisation, ainsi que leur propension à la névrose. Se considérant toujours comme le peuple élu, les Juifs s’attirèrent cependant la jalousie et la haine des autres ; la non-reconnaissance, par eux du meurtre du Père entraîna de la part des chrétiens qui instauraient une religion du fils remplaçant celle du Père imposée par Moïse, l’accusation d’avoir tué Jésus, le fils de Dieu.
Voici résumées à grands traits les constructions freudiennes, beaucoup plus complexes dans le détail, car est prise en compte la double tradition yahviste et éloiste de la Bible, en supposant qu’il y a eu syncrétisme entre les dieux de deux parties du peuple hébreux : ceux qui avaient émigré en Égypte, d’une part; ceux qui étaient restés en terre de Canaan, d’autre part, et qui adoraient un dieu violent, Yahvé, dieu des volcans qui fusionna avec le dieu de Moïse. Le strict monothéisme interdisant toute représentation de Dieu et réclamant de lourdes exigences morales ne se serait imposé qu’après une longue période comparée à la période de latence de l’enfance pendant laquelle le legs de Moïse fut en partie oublié, par la masse grossière nous dit Freud toujours aussi élitiste [34], et de nombreux aménagements, modifications, effacements eurent lieu dans les textes sacrés. Le meurtre de Moïse fut refoulé et des compromis mis en place (comme en atteste bien sûr la névrose pour les individus). La tradition conservait cependant la trace de ce qui s’était passé et fut progressivement réactivée. Les morceaux du passé qui revenaient avec une puissance particulière allaient peser très fortement sur les masses parce que parés d’une irrésistible prétention à la vérité comme dans le cas des symptômes psychotiques chez l’individu.
La religion du père primitif qui resurgissait peu à peu façonna le caractère du peuple juif et lui procura l’orgueil de l’élection, l’espoir d’une récompense et enfin de la domination universelle [35]. Ce fantasme, auquel le peuple juif a renoncé depuis longtemps se perpétue « aujourd’hui encore chez ses ennemis quand ceux-ci crient à la conjuration des Sages de Sion [36] », croyance comme on le sait encore vivace de nos jours dans certains pays arabes.
L’audacieux échafaudage théorique freudien repose sur des comparaisons entre la psychologie des masses et celle des individus qui revêtent pour nous une extrême importance. Lorsqu’il essaie d’expliquer comment le peuple juif a adhéré à un monothéisme rigoureux, il émet l’hypothèse que ce fut sous l’influence puissante d’un génie, Moïse, véritable leader qui imposa cette croyance à son peuple, selon un processus expliqué finalement dans les Essais de psychanalyse. Ce sont les traits de caractère de Moïse que le peuple attribua à son dieu. Mais cette croyance ne s’imposa avec tant de force que parce qu’elle réactivait quelque chose qui avait été complètement effacé, la mort du père de la horde primitive, et qui resurgissait dans la conscience comme un retour du refoulé. Seulement Freud précise bien qu’il y a une très grande difficulté à supposer une identité entre les deux processus. Il ne s’agit que d’une analogie, car d’après lui il est inutile de postuler un inconscient collectif comme le fait Jung qui transpose les concepts de la psychologie de l’individu à ceux de la psychologie des masses. Le concept se révèlera d’ailleurs extrêmement dangereux, car il fera apparaître des inconscients aryens, juifs, etc., fondement de dérives racistes. Pour Freud il n’y a pas d’inconscient ni de refoulement collectifs, de même qu’il n’y a pas de Surmoi collectif, un rôle dévolu au grand homme. Il y a un oubli, un dépassement de certaines représentations qui réapparaissent par la suite. En fait, c’est le contenu de l’inconscient qui est déjà collectif, « propriété générale des êtres humains qui serait transmise héréditairement ». Les traces mnésiques oubliées persistent et les représentations font retour, car elles constitueraient une sorte de patrimoine héréditaire qui n’a pas à être recréé mais seulement réveillé à chaque génération comme des prédispositions acquises. La symbolique innée proviendrait par exemple de la création de la langue et il y aurait là un caractère acquis, universel, car commun à l’espèce, transcendant toutes les langues. Les sentiments des croyants envers leur dieu ne seraient dans cette optique qu’une répétition des affects concernant le père de la horde primitive et qui réapparaissent avec ce pseudo retour du refoulé ; un dieu tout-puissant, qui exige l’exclusivité et provient de ce père primitif dont Moïse a en partie hérité.
Bien que Freud conclue son étude sur une série de doutes quant à la validité de ses résultats, ses hypothèse présentent un grand intérêt. Il pense ne pas avoir expliqué pourquoi les Juifs n’ont pas été capables de reconnaître le meurtre de Dieu, ni la raison pour laquelle le peuple juif a pu conserver son individualité. Même s’il vient de fournir une explication assez convaincante. Le renoncement pulsionnel lié à l’interdiction de la représentation de Dieu a entraîné pour les Juifs un repli sur l’étude des Écritures, seul bien conservé en propre après la destruction du Temple. C’est ce trésor qui aurait constitué le bien commun des Juifs et assuré l’exceptionnelle survie de leur peuple comme de sa substance. Deuxième trait essentiel renforcé par les renoncements pulsionnels qui ont accru leur fierté, se sentir élus par Dieu ; les Juifs se sentaient supérieurs à ceux qui n’avaient pas accompli ce renoncement et pour qui la force physique restait un idéal ethnique. La lettre de Freud à Chaim Koffler citée plus haut devient maintenant beaucoup plus compréhensible. Freud estime contraire à l’esprit du judaïsme l’attachement à des objets matériels sacralisés comme le fameux mur des Lamentations ; il s’agit d’une régression relevant manifestement de la superstition. On peut comprendre jusqu’à son indifférence concernant la localisation de l’État juif : la terre elle-même ne peut être sacralisée et c’est le renoncement à cette terre qui a renforcé le processus d’abstraction et de dématérialisation expliquant les progrès de l’esprit. Son attachement à l’Université de Jérusalem est également cohérent avec toute sa pensée. Freud estime en effet que le seul frein au développement de la violence se situe dans celui de la culture. Il pose en conclusion de Pourquoi la guerre ? : « Le renforcement de l’intellect qui commence à dominer la vie pulsionnelle, et l’intériorisation de la tendance à l’agression avec tout son cortège de conséquences avantageuses et dangereuses [37] » sont les deux plus importants caractères psycho-logiques de la culture et le meilleur rempart contre l’agressivité et la guerre. « Tout ce qui promeut le développement culturel œuvre du même coup contre la guerre [38]. » Le peuple juif, malgré son passé belliqueux incontestable, aurait été précurseur dans ce domaine ; il ne devrait pas l’oublier non plus que les intellectuels de tous bords qui considèrent toujours les revendications territoriales comme légitimes au Moyen-Orient, alors qu’ils ne seraient sûrement pas prêts à les défendre en Europe.
La montée des fanatismes est cependant un risque que Freud dénonçait déjà dans sa lettre. Le fanatisme juif est incontestable encore que limité et ne doit pas être imputé à la religion puisque les ultra-orthodoxes les plus radicaux ne reconnaissent pas l’État d’Israël et refusent de faire leur service militaire, se consacrant exclusivement à l’étude des textes sacrés. Il est par ailleurs sans doute exagéré d’imputer à la religion en général la responsabilité de tous les conflits au Moyen-Orient. La religion juive n’est pas en soi une religion qui pousse à l’extériorisation de l’agressivité. La religion musulmane, même si elle est au départ d’après Freud « une répétition abrégée de la fondation de la religion juive dont elle se manifesta comme une imitation », n’en possède pas un des traits essentiels, soit l’importance massive du sentiment de culpabilité ; après une période de grands succès temporels « dûs à la récupération du seul père primitif » on constaterait un épuisement causé peut-être par « le manque de l’approfondissement que produisit dans le cas du peuple juif le meurtre du fondateur de la religion [39] ». Cette simple indication n’est pas développée et il serait intéressant de le faire, tout comme il serait intéressant de comparer l’Ancien Testament et le Coran de ce point de vue. Il est indéniable que le sentiment de culpabilité est constamment entretenu dans les textes juifs où le peuple hébreu se voit sans cesse reprocher de ne pas respecter suffisamment les commandements divins, ce qui serait la source de tous ses malheurs. Le Coran prescrit le Djihad, mais la notion a connu des interprétations très diverses qu’il ne faut pas réduire. L’agressivité est il est vrai plutôt tournée vers les ennemis de l’islam qui, ne l’oublions pas, se rapporte à la paix. La situation se trouve très compliquée par le fait qu’il s’agit ici d’un prosélytisme à vocation mondiale et que de nombreux peuples s’y sont convertis. Il n’est pas interdit de penser qu’il peut y avoir dans l’islam un substrat préislamique « refoulé » au sens du Moïse qui fait retour dans certains cas. L’échec à long terme de la création d’un État arabe islamique, tout comme l’incapacité de l’Empire ottoman à unifier le monde arabo-musulman ont eu pour conséquence l’émergence tardive de nations qui se réclament souvent d’un passé préislamique, ce qui est particulièrement évident en Égypte, en Irak et dans l’Iran du Shah. Dans tous ces cas, le chef de l’État a conservé des caractères des souverains divinisés de l’Antiquité, ce qui se manifeste dans une inflation inquiétante des représentations iconiques géantes (Saddam Hussein mais aussi Hosni Moubarak) et des formules stéréotypées de type quasiment religieux. Il faudrait donc intégrer dans l’approche de l’islam tous ces facteurs ainsi que la division du monde musulman depuis le schisme chiite et ses graves conséquences, comme les problèmes liés à la prééminence du religieux sur le pouvoir temporel en Iran, provenant sans doute elle aussi d’un passé préislamique.
En ce qui concerne les Palestiniens qui n’ont pas de passé propre et qui n’ont jamais constitué de nation, il y a fort à parier qu’ils sont en train de la constituer par opposition aux Israéliens confondus pour les besoins de la cause avec les Juifs et les sionistes dans une radicale détestation, pour la partie la plus extrémiste d’entre eux, qui relève du fameux narcissisme des petites différences dont Freud fait état. Mais il s’agit là d’un autre problème, inextricablement lié à celui qui nous a occupé et qui réclamerait un examen attentif.
NOTES
[1] . Le Keren HaYesod, organisme sioniste créé en 1920, chargé de l’immigration et de l’insallation des immigrants.
[2] Voir le site du Freud Museum de Londres : wwww. freud. org. uk,rubrique education, Freud oday. On y trouve, outre les deux traductions de la lettre en anglais, une mise au point de ichael Molnar, « Being pro’arab », et trois réactions à la controverse.
[3] Je remercie tout particulièrement Michael Molnar, directeur du Freud Museum de Londres, pour m’avoir rapidement communiqué la transcription en allemand de la lettre à Chaim Koffler dont je propose une traduction presque littérale, espérant ne m’attirer les foudres d’aucun camp. Monsieur et cher Docteur, Je ne puis accéder à votre demande. Je suis incapable de surmonter mon aversion à occuper le devant de la scène publique et les circonstances critiques actuelles ne me semblent pas non plus appropriées. Celui qui veut influencer une foule doit avoir à lui adresser des paroles ronflantes pleines d’enthousiasme et mon jugement lucide sur le sionisme ne le permet pas. J’ai bien sûr les plus grandes sympathies pour ses efforts, je suis fier de notre université à Jérusalem et je me réjouis de voir prospérer nos implantations. Mais par ailleurs, je ne crois pas que la Palestine pourra jamais devenir un État juif et que les mondes chrétien ou islamique seront jamais prêts à tolérer que leurs lieux saints soient confiés à la garde des Juifs. Il me semblerait plus raisonnable de fonder une patrie juive sur un sol moins chargé historiquement. Je sais bien que l’on ne pourrait pas avec un projet si rationnel rallier l’enthousiasme des masses ni les contributions des riches. Je dois également admettre avec regret que le fanatisme éloigné de la vérité de nos concitoyens porte sa part de responsabilité dans l’éveil de la méfiance des Arabes. Je ne peux avoir aucune sympathie pour la piété qui se fourvoie et qui fait d’un morceau de mur d’Hérode une relique nationale en défiant les sentiments des autochtones. Jugez vous-même si d’après une position si critique, je suis la personne la mieux indiquée pour intervenir comme consolateur d’un peuple troublé par un espoir injustifié. Aves toute ma haute considération, Votre dévoué, Sigmund Freud
[4] Voir la lettre à Martha Bernays du 2 février 1886 dans Sigmund Freud, Correspondance ( 1873-1939), Paris, Gallimard, 1966, p. 216, où l’on peut lire : « Vers la fin de la soirée [chez Charcot] seulement, j’ai entamé une conversation politique avec Gilles de la Tourette dans laquelle il a, bien entendu, prophétisé la plus terrible des guerres avec l’Allemagne. Je lui ai fais savoir aussitôt que je n’étais ni Allemand ni Autrichien mais Juif. Ce genre de conversation m’est toujours très désagréable car je sens s’agiter en moi quelque chose d’allemand que depuis lontemps, j’ai décidé d’étouffer. »
[5] Ibid., p. 396-397.
[6] Lettre à Barbara Low du 19 avril 1936, ibid., p. 466.
Sources