LES BROUILLAGES SEMANTIQUES DE GAZA

Publié le par Adriana EVANGELIZT

LES BROUILLAGES SEMANTIQUES DE GAZA

par Esther Benbassa

Directrice d'études à l'École pratique des hautes études.

 

 

L'évacuation des colonies de Gaza n'a pas manqué de faire réémerger les mythes fondateurs d'Israël et leurs contradictions. Un État juif ou un État pour les juifs ? Les bâtisseurs du futur État d'Israël, laïcs convaincus, utilisent une rhétorique nourrie de mythologie biblique pour rassembler les juifs sur une terre qui leur était devenue étrangère. C'est ainsi d'un même mouvement qu'ils refoulent le religieux et qu'ils fondent un État où le poids du religieux reste considérable. De fait, dès la période de gestation de cet État, ils avaient dû faire des compromis avec les orthodoxes, encore nombreux avant le génocide, pour les associer à leur projet.

Pour la plupart, ceux-ci ne pouvaient que se montrer hostiles à l'entreprise sioniste. Dieu seul devait décider du moment et des moyens de ramener son peuple en terre d'Israël pour la rédemption finale. Toutefois, à partir des années 1920, Abraham Isaac Kook rejoint le mouvement sioniste. A ses yeux, Dieu use de voies mystérieuses pour apporter la rédemption au monde et, sans même le savoir, les pionniers mécréants de Terre sainte jouent un rôle messianico-historique essentiel. Ainsi élabore-t-il un sionisme religieux en phase avec le réveil nationaliste en cours.

Au lendemain de la guerre des Six-Jours, Zvi Yehouda Kook, fils d'Abraham Isaac Kook, fera du compromis théologique de son père une idéologie politique en rejetant toute concession territoriale au nom de la sacralité du Grand Israël retrouvé. Le Gouch Émounim («Bloc de la foi»), mouvement extraparlementaire fondé en 1974 et inspiré de ses enseignements, se donne pour objectif l'implantation dans les «Territoires», y compris au coeur de la population palestinienne. L'arrivée au pouvoir du Likoud en 1977 lui confère la légitimité.

Beaucoup des colons de Gaza et de Cisjordanie appartiennent à cette droite sioniste religieuse qui se perçoit elle-même comme un mouvement de renaissance du sionisme historique, mort dans les années 1950-1960 au moment où il cède la place à la realpolitik étatique. Ils l'étoffent d'une idéologie religieuse qui, en resacralisant cette terre, la rend indivisible, tout recul menaçant de freiner le processus messianique en marche.

La «résistance» très médiatisée des colons a fait écho à celle des combattants pour l'indépendance d'Israël face à l'occupant britannique puis aux armées arabes. Dans un Israël matérialiste, américanisé, ces pionniers «résistants» attachés à leur terre, malgré la colère qu'ils suscitent chez les laïcs, ne laissent personne indifférent. Ils manipulent, en les brouillant, bien des symboles. Ainsi cette couleur orange empruntée à une Ukraine qui, avant d'être le pays de la «révolution orange», a été celui des pires persécutions antijuives de l'histoire. Mais là est bien le moindre des brouillages...

Si, comme tous les États nationalistes modernes, Israël s'est d'abord construit, à sa fondation, sur l'exaltation de la résistance héroïque et du combat glorieux de ses fils, il a peu à peu réinvesti, après l'avoir réprimée, la mémoire du génocide nazi pour modeler et renforcer sa saga nationale. Pour nombre d'Israéliens sécularisés, le génocide est devenu le seul lien subsistant avec leur judaïsme. Et, dans cette société vivant désormais sous un tel poids, non seulement Arafat ou Saddam Hussein pouvaient être traités de nouveaux Hitler, mais le gouvernement de Rabin lui-même était qualifié par les manifestants du Likoud de Judenrat, en souvenir de ces Conseils juifs mis en place dans les ghettos par les nazis.

La politisation appuyée du génocide sous le gouvernement du Likoud a contribué à diviser le monde entre «nous» et «eux», juifs d'un côté et goyim (non-juifs) de l'autre. On pouvait ainsi activer la culpabilité européenne face à l'extermination et créer une solidarité internationale des juifs autour d'Israël, présenté comme garant de leur sécurité à travers le monde. L'autorité du génocide est invoquée à chaque fois qu'il faut appuyer la véracité d'une position, notamment sur la question palestinienne. On accuse les opposants de vouloir encourager la répétition du génocide.


En Israël comme en diaspora, les périodes de crise sont propices à la réactivation de l'arsenal symbolique du génocide. C'est ce qu'ont fait les colons ces dernières semaines, à Gaza, en le mettant en scène devant les médias. Le port d'étoiles de couleur orange, l'affichage de posters portant la mention Judenrein et présentant des enfants les bras en l'air et leur étoile sur la poitrine, l'inscription des numéros de carte d'identité sur l'avant-bras évoquant ceux tatoués par les nazis sur les prisonniers des camps, la montée dans les bus de force, traînés par les soldats – tout est mis à contribution pour produire un renversement des rôles. Sharon, campant le nouveau Hitler ou le chef de Judenrat, se trouve pris au piège de la rhétorique dont abusait hier son parti. Un signe de plus des dangers de la trivialisation de la Shoah.

Les Israéliens deviennent les goyim qui poursuivent les juifs, les vrais, qui sont désormais ces colons qu'on «déporte». Après avoir dérobé l'ethos sioniste aux Israéliens, voici qu'ils les dépouillent aussi de leur judaïsme et les réduisent à des persécuteurs de juifs. Ils revisitent à leur profit exclusif les grands mythes bibliques aussi bien que les grands épisodes de la souffrance juive, tel celui des croisades, lorsque des juifs préfèrent se tuer plutôt que de risquer d'abjurer leur foi. Ici, tel père menace de sacrifier la vie de son enfant, comme Abraham celle d'Isaac...

La manipulation de cette symbolique vise à rappeler aux Israéliens sécularisés qu'ils ne sont plus ni vraiment juifs ni vraiment sionistes. De leur côté, ceux-ci sont portés à comparer les colons aux zélotes antiques qui, pour avoir choisi la guerre à outrance avec les Romains, provoquent la destruction du second Temple et la ruine, pour longtemps, de toute espérance de reconstruction d'une autonomie juive. D'autant que l'évacuation de Gaza commençait le lendemain du jour du deuil annuel du 9 Av commémorant précisément la destruction des deux Temples...

Le premier geste de compromis que représente le démantèlement des colonies de Gaza convaincra-t-il les Israéliens qu'il n'y a décidément pas d'autre solution que la paix et que le prix vaut d'en être payé avant que leur israélité et leur judéité ne soient à jamais corrompues par ce «péché» capital que fut le rêve du Grand Israël ? Certes, un État pour les juifs. Mais aussi un pour les Palestiniens, dans des frontières acceptables. Israël ne peut être laissé entre les mains des fanatiques qui ont tué récemment huit Palestiniens au nom de leur seule idéologie. Jusqu'ici les fièvres messianiques ont rarement réussi au peuple juif.

Israël n'a besoin ni de ce judaïsme-là ni de ce sionisme-là. Mais de deux démocraties qui auront à apprendre à vivre en bon voisinage, comme l'ont fait l'Allemagne et la France après des guerres meurtrières. Cette crise risque de produire dans l'opinion publique israélienne non seulement un questionnement sur l'identité du pays, mais aussi un effet miroir sur le sort des Palestiniens, tous deux susceptibles d'insuffler une nouvelle dynamique.

Sources : LE FIGARO

Publié dans SIONISME

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