Les Jérusalemites qu'Israël n'aime pas
Les Jérusalémites qu’Israël n’aime pas
par Neta Sela
"Pour tout citoyen en Israël, il va de soi que son courrier lui parvienne dans sa boîte aux lettres privée. Cela semble aller tellement de soi que personne ne s’arrête fût-ce un instant pour imaginer ce que ce serait si les choses étaient différentes. Alors voici un chiffre : dans les quartiers arabes du nord de Jérusalem vivent environ 75.000 habitants, mais il n’y a à leur service qu’un seul employé de poste.
« Même s’il était Superman, il ne réussirait pas à distribuer le courrier à tout le monde. Alors, il dépose les lettres dans des supermarchés ou des magasins et chacun doit s’y rendre et demander ses lettres parce que chez nous, dans les quartiers nord, les gens n’ont pas de boîtes aux lettres », raconte le directeur du centre communautaire de Beit Hanina, Houssam Wataad. « Par exemple on envoie une note de consommation d’eau à quelqu’un », dit-il à titre d’illustration, « mais la lettre ne lui arrive pas, alors les frais gonflent et il n’y a pas grand-chose à faire. Dans les services, on dit que ça a été envoyé et le bonhomme dit qu’il n’a rien reçu et les gens sont vraiment coupés du cours de la vie. Quelque chose d’aussi élémentaire pour l’ouest de la ville que de recevoir du courrier, n’est pas si évident à Jérusalem-Est. »
La distribution du courrier n’est qu’un petit exemple illustrant l’ensemble du tableau. Officiellement, l’Etat d’Israël marque cette année les 39 ans de l’unification de la capitale ; mais Jérusalem n’a jamais été réellement unifiée. Au fil des années, il semble bien que l’unité des deux parties aille seulement et continûment dans le sens de la désintégration. La frontière qui jadis séparait Israël de la Jordanie fait toujours office de frontière, et des deux côtés de la route N°1, existent deux villes presque totalement séparées et menant deux vies différentes. A la fois au niveau de l’impression sur le terrain et au niveau du rapport aux institutions.
Si vous êtes un habitant de l’est de la ville, tant le gouvernement que la municipalité s’occuperont de vous toujours plus lentement, de manière lacunaire et soupçonneuse - et toujours avec un tas de difficultés. Dans leur majorité, les habitants de l’est de la ville n’essaieront pas non plus de se plaindre de cette différence de traitement par rapport aux habitants de l’ouest de la ville. Ils sentent que la frontière n’est pas seulement physique mais tracée au cœur de la réalité quotidienne dans laquelle ils vivent. Wataad pense que parler de « sentiment d’impuissance est trop doux pour décrire la situation ». Il préfère parler de « blessure ouverte dans tous les secteurs de la vie auxquels on touche ».
Ici, il n’y a ni loi ni police.
Saman Khouri, qui habite dans l’est de la ville et est membre de la Coalition palestinienne pour la Paix, en a par-dessus la tête de ce qu’il voit autour de lui. Selon lui, la raison pour laquelle la ville est aussi fortement scindée réside avant tout dans le rapport de l’Etat d’Israël à l’égard des habitants de l’est de la ville. « Depuis ’67, par exemple », dit-il, « la loi n’est quasiment pas mise en application dans Jérusalem-Est. Cela crée une situation où le crime, la drogue, la prostitution ne sont plus sous contrôle et personne ne s’en soucie, alors chacun fait sa loi et les gens ne sont pas pressés de s’adresser à la police. Du temps de l’administration jordanienne, il y avait une très forte discipline policière pour tout ce qui était lié aux atteintes à la moralité, mais cela n’intéresse absolument pas la police israélienne. Elle ne s’occupe que des atteintes à la sécurité de l’Etat. Le sentiment, c’est que les policiers ne viennent pas pour me protéger, pour protéger l’habitant, mais qu’ils ne sont là que pour protéger l’Etat. » Selon Saman Khouri, la présence raréfiée de la police en comparaison avec la présence massive des forces de la police des frontières dans l’est de la ville « donne toujours aux habitants la sensation de se trouver en dehors de la frontière, de ne pas faire partie de la ville ».
Le fait que l’est de la ville constitue une zone séparée se reflète dans tous les aspects de la vie quotidienne. Les habitants arabes ne voyagent pas sur les lignes urbaines des bus de Egged. Ils ont leur propre réseau de transport public qui ne dessert que la partie est de la ville. Ils ont un bureau d’enregistrement de la population séparé, une branche séparée pour l’assurance sociale et aussi un office de l’emploi qui leur est réservé, et dans tous les départements des services nationaux, ils se retrouvent à devoir attendre et à faire la file pendant de longues heures. Même pour des cas plus critiques, où il y a menace pour la vie, l’habitant de Jérusalem-Est est contraint d’attendre longtemps avant que n’arrive l’ambulance de Magen David Adom qui doit d’abord attendre une escorte de la police. Inutile de dire que dans de nombreux cas, l’ambulance arrive trop tard.
L’électricité dans l’est de la ville est fournie aux habitants par la société d’électricité de Jérusalem-Est et pas par la société nationale d’électricité. Quant à l’eau, les habitants des quartiers arabes du nord la reçoivent de la société Al-Birah, entièrement localisée à Ramallah. En cas de rupture de canalisation, par exemple, les équipes sont censées venir de Ramallah mais elles n’obtiennent pas toujours l’autorisation de passer.
Des budgets pour l’est de la ville ? Il n’y en a pas.
Nul besoin d’être expert en infrastructures pour comprendre que la municipalité de Jérusalem ne prend pas la peine d’investir des budgets importants pour les habitants arabes. Il suffit d’y aller faire un tour. Des rues semées de trous, peu de trottoirs et des jardins publics tenus pour un luxe. A Tsour-Bakhar, quartier comptant une quinzaine de milliers d’habitants, jamais réseau d’égouts n’a été installé. Dans des parties de Beit Hanina également, du camp de Shouafat, Silwan, Jabel Moukaber et Rass al-Amoud, cela ne sent pas terriblement bon. Des habitants de Kfar Akab, les eaux d’égouts ayant en quelque sorte fait déborder la coupe, ont ainsi décidé, de leur propre initiative, d’installer un réseau d’égout en le payant de leur poche. Ils n’ont même pas demandé à la municipalité s’ils pouvaient : à quoi bon ?
Les permis de bâtir sont eux aussi une denrée rare. Il vous faut l’attendre en moyenne cinq ans si pas davantage. La lenteur bureaucratique est accablante, poussant les habitants à faire la loi eux-mêmes et, bien souvent, n’ayant pas d’autre choix, à enfreindre la loi. Et c’est à ce moment-là précisément que les autorités légales entrent en scène. L’étendue des destructions de maisons dans l’est de la ville est sans précédent. D’après les chiffres du Comité contre les Destructions de Maisons à Jérusalem-Est , le nombre d’ordres de démolition - ordonnances administratives et judiciaires réunies - transmis par la municipalité de Jérusalem pendant l’année 2005 a atteint 937. Si on y ajoute les ordres de démolition lancés par le Ministère de l’Intérieur, ce nombre grimpe à 999.
Cette semaine ont été publiés les chiffres du baccalauréat dans le pays et il est difficile de dire si qui que ce soit a été surpris par le fait que les étudiants de l’est de la ville sont classés à la dernière place pour le taux de réussite au bac - 13,78%. Un des problèmes les plus douloureux est effectivement la situation difficile où se trouve le système scolaire. Chaque année, des centaines d’enfants restent en dehors du réseau d’enseignement public à cause d’un manque criant de salles de classe. Celles qui existent sont terriblement surpeuplées. Dans des cas extrêmes, comme par exemple à l’école fondamentale d’A-Tour, il n’y avait pas assez de place l’année passée pour tous les élèves, si bien que les cours se sont donnés en deux groupes : un premier groupe de 8 heures du matin à midi, le deuxième groupe commençant à 12h30 et terminant à 16 heures. Le phénomène s’est répété aussi dans des quartiers comme Jabel Moukaber, Silwan et Kfar Akab. En 2002, la municipalité a adopté un plan directeur pour traiter le problème, recommandant la construction de 1.155 classes pour 2005 au plus tard. En dépit des recommandations, seules 276 classes ont été construites sur cette période - moins du quart.
Il y a une quinzaine de jours, l’association « Ir Amim » [‘ville des peuples’] a organisé une tournée d’inspection dans le réseau scolaire de l’est de la ville. Des personnes du milieu de l’enseignement et du monde académique avaient été invitées à se joindre à cette tournée. Une des participantes, Nora Rash, de l’Ecole de l’Education de l’Université Hébraïque, en a rédigé un compte-rendu où elle décrit ce qu’elle a vu de « honteux ». Nora Rash y parle de la visite à l’école fondamentale pour filles de Shouafat. A l’origine, il s’agissait d’un immeuble à appartements. De ce fait, chaque salle de classe fait environ 12m², avec une moyenne de 35 élèves par classe. Les participants à la tournée d’inspection ont demandé aux élèves ce qui se passait quand l’une d’elles voulait aller au tableau et les gamines ont fait la démonstration : « On se presse derrière la table, on monte dessus, sur les genoux pour ne pas salir la table, on progresse de rangée en rangée jusqu’à ce qu’il soit possible de redescendre sur le sol et de rejoindre l’institutrice ».
« Le bureau de la directrice », rapporte Nora Rash, « est une petite pièce qu’elle partage avec la secrétaire de l’école et où se trouve aussi la photocopieuse. Une autre petite pièce sert de salle des professeurs où il n’y a aucune chance de voir se réunir les 17 enseignantes. Des annexes, une salle de gymnastique, une bibliothèque, des laboratoires, sont un rêve qu’il n’y a aucun espoir de voir se réaliser. Le président du comité des parents de cette même école a raconté que les parents ont acheté, de leur poche, du matériel de laboratoire mais que faute d’une pièce pour l’accueillir, il reste enfermé dans une armoire. » Et Nora Rash ajoute qu’ « à propos d’ordinateurs, il n’y a simplement rien à dire ».
Mais peut-être ceux qui ont obtenu de s’entasser dans des salles de classe doivent-ils reconnaître leur bonne fortune ? Pour l’année scolaire 2004-2005, d’après les chiffres du Bureau Central des Statistiques, il y avait dans l’est de la ville 79.000 enfants en âge de scolarité. Selon les chiffres de la directrice de l’enseignement de la ville et du Ministère de l’Enseignement, seuls 64.536 étaient inscrits dans les réseaux scolaires public et privé. A partir de cet écart dans les chiffres, on ne voit pas clairement où, ni si, ces 14.500 enfants étudient, eux qui ne sont pas connus des registres de l’enseignement. « Des centaines d’enfants ne vont pas à l’école car ils n’ont nulle part où aller », déclare Wataad. « Personne ne fait l’effort de les rechercher pour les intégrer au circuit scolaire. Ils restent simplement à la maison ou vont travailler ou apprennent sur le terrain. Personne ne trouve d’intérêt ou le courage de chercher et d’examiner où restent ces enfants ou ce qu’on fait d’eux ».
Le combat démographique : quel Jérusalem aurons-nous ?
Pour Israël Kimshi, responsable de recherche à l’Institut de Jérusalem pour la Recherche sur Israël, il ne fait pas l’ombre d’un doute qu’il y a discrimination entre l’est et l’ouest de la ville. « Il y a un écart important et il se manifeste dans tous les secteurs des services. Que ce soit au niveau de la propreté, le manque de jardins publics ou de salles de classes, l’éclairage public, on peut retrouver ces décalages dans tous les domaines. Il est clair que l’Etat d’Israël aurait pu investir beaucoup plus durant ces 40 dernières années mais qu’il ne l’a pas fait. »
Mais par-dessus toutes ces conditions de vie, flotte l’avenir qui a déjà commencé à donner quelques signes. En 1967, la population juive de Jérusalem représentait 74%. En 2004, la proportion de Juifs a baissé pour atteindre 66%. Parallèlement, avait lieu une augmentation constante du nombre d’Arabes dans la ville. En 1967, ils représentaient donc 26% de l’ensemble des habitants pour grimper jusqu’à 34% en 2004. Durant les années 1967-2003, la population de Jérusalem a augmenté de 160%. Tandis que l’accroissement de la population juive pour les mêmes années avoisinait les 135%, la population arabe augmentait elle de 233%.
La tendance démographique à Jérusalem est claire : la population juive diminue en comparaison de la population arabe. Le Premier Ministre, Ehoud Olmert, ancien maire de Jérusalem, connaît lui aussi parfaitement la balance démographique et il agit essentiellement en fonction de celle-ci. Il a déjà parlé dans le passé de la possibilité que l’Etat d’Israël se sépare de quelques dizaines de milliers d’habitants des quartiers arabes, périphériques, de Jérusalem. Dans une interview accordée en décembre 2003 au quotidien « Yediot Aharonot », il disait : « Je n’entrerai pas dans le détail de la ligne de frontière. Je dis simplement qu’elle sera basée sur la maximisation du nombre de Juifs et la minimisation du nombre d’Arabes à l’intérieur de l’Etat d’Israël. Je crois que cela nous maintiendra dans une proportion de 80% de Juifs et 20% d’Arabes. Nous pourrons ainsi maintenir un Etat juif et démocratique. » Depuis lors, la clôture a été construite dans la zone de « l’enveloppe » de Jérusalem et 55.000 habitants ont déjà été laissés en dehors de la clôture et en dehors de la vie de leur ville de résidence.
Il se pourrait qu’à la prochaine Journée de Jérusalem, quand Israël fêtera les 40 ans de l’unification de la ville, tout soit différent. De l’avis de Kimshi, « Jérusalem aura un autre aspect. Aussi bien l’israélienne que la jordanienne. Toutes deux auront un air différent. La Jérusalem israélienne se sera étendue territorialement, englobant des zones qui n’appartenaient pas auparavant au territoire municipal de la ville. Et à ce qu’on dit, les quartiers arabes, comme Jabel Moukaber, Oum-Tsouba, Beit Hanina et Shouafat, seront selon toutes apparences scindés de la ville ».
Yediot Aharonot, 23 mai 2006 Version anglaise : www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-3253821,00.html
(Traduction de l’hébreu : Michel Ghys)
Sources : Europalestine
Posté par Adriana Evangelizt