Un ou deux Etats pour Israël et la Palestine ? 3ème partie
Illan Pappe : L’idéal de la nostalgie juive pour Sion, comme projet national, remonte à 1882 - avec quelques prédécesseurs quelques années auparavant. Les Palestiniens sont-ils les descendants du peuple exterminé par le roi Saül ? Écoutez, j’ai consulté deux intéressantes encyclopédies : l’Encyclopédie hébraïque et l’Encyclopédie palestinienne. Pour l’Encyclopédie palestinienne, les Palestiniens sont les descendants des Cananéens, et l’hébraïque prétend que les juifs sont les descendants des anciens hébreux. Les deux positions sont vraiment des conneries.
Le Coran : non, le Coran ne reconnaît pas le droit du peuple juif sur cette terre, pas plus qu’il ne reconnaît le droit du peuple palestinien sur cette terre. Le Coran est une œuvre du VIIe siècle. À l’époque, il n’y avait ni peuple ni mouvement national - et, étrangement, personne ne s’intéressait particulièrement à la Palestine en ce temps-là. Le Coran tentait surtout de se faire une place dans le monde à côté de deux religions monothéistes bien installées et fortes. Et il s’en est pas trop mal sorti.
Dans l’État qui sera établi ici, on aura à prendre en considération les trois positions : ceux qui pensent qu’ils sont les descendants de quelqu’un qui fut exterminé ici il y a trois mille ans ; ceux qui pensent qu’ils sont les descendants de quelqu’un qui fut chassé d’ici il y a deux mille ans ; ceux qui pensent que Dieu leur a fait une promesse que dénient tous les autres. Comme on le sait, le mouvement sioniste ne croit pas en l’existence de Dieu, mais tient fermement à ce qu’Il ait promis cette terre aux juifs.
Zalman Amit : Une question de notre ami commun Teddy Katz : Qu’est-ce qui donne à des juifs, qui ont un État souverain, l’autorité morale, ou toute autre autorité, d’imposer aux Palestiniens un État supposé commun, aux conditions définies et dictées par les juifs eux-mêmes ?
Illan Pappe : Il n’y aura aucun espoir et ni aucun sens, dans l’idée d’un État commun, unique, juif-arabe s’il n’y a que des juifs qui l’initient. Je suis tout à fait d’accord. Je ne serais pas venu ici dire ce que j’ai dit si je n’avais pas senti avec certitude que j’étais le représentant d’un travail commun fait ensemble par des juifs et des Palestiniens. Cette action doit être commune, et cette idée est fondamentalement en contradiction avec celle de deux États. L’idée de base n’est pas que dans une partie du pays - 80 % - les juifs décident de ce qui va advenir, pendant que les Palestiniens prennent les décisions pour les autres 20 %. Non, je veux que les Palestiniens et les juifs prennent ensemble les décisions pour 100 % du pays.
Zalman Amit : Deux questions pour Uri Avnery. D’abord : Vous avez vu au cours de votre vie tellement de phénomènes que personne n’avait prédit et que personne n’aurait pensé qu’ils arrivent un jour, pourquoi ne pouvez-vous accepter la possibilité que les idées nationalistes - la sioniste comme la palestinienne - s’en aillent rapidement en fumée ?
Uri Avnery : J’accepte parfaitement cette possibilité, sauf que je ne crois pas que ce soit rapidement. J’étais un soir dans un restaurant à Ramallah, je buvais un peu d’un arak délicieux, je mangeais et je buvais au milieu des braves Palestiniens de Ramallah. Je me sentais galvanisé par l’arak et je pensais : quel merveilleux pays ce pourrait être, s’il y avait la paix. Chacun irait où il voudrait dans le pays. Je pense simplement - et c’est ma principale différence avec Illan - que cela ne se fera pas dans un État unique, commun, simplement parce qu’un tel État unique ne verra jamais le jour. Je pense qui si cela peut arriver par deux États, chaque peuple aura son État et son drapeau. Ils auront leur État et leur drapeau, et nous aurons notre État et notre drapeau, différents, et chacun aura son équipe de football et la frontière sera ouverte. Les gens de Ramallah pourront aller nager dans la Méditerranée et nous pourrons, si nous en avons envie, nous baigner dans le Jourdain.
Il n’y aura pas d’hostilité entre ces États. Il n’y aura pas d’hostilité parce que la solution de deux États ne peut devenir une réalité qu’avec l’accord des deux peuples. L’accord des deux peuples avec la solution proposée, c’était la dernière phrase d’Illan, et j’y souscris entièrement. Ta solution et la mienne ont ceci en commun : l’une et l’autre ne peuvent aboutir sans le consentement des Israéliens et des Palestiniens. Dans tout autre cas, cela signifierait la destruction d’Israël ou la poursuite de l’occupation. Cette solution ou cette autre, celle que tu penses réaliste et celle que je pense l’être - toutes deux nécessitent le consentement des deux peuples. Et si tu veux que les réfugiés participent à la décision, là encore, je n’y suis certainement pas opposé. Je pense qu’une solution globale doit garantir aux réfugiés une solution raisonnable de leurs problèmes. Cela ne sera sans doute pas une solution idéale, mais elle leur permettra de vivre. Nous mettrons sur la table la solution acceptée ou en négociations, et ils l’approuveront.
Zalman Amit : Uri, une autre question : Si, dans un avenir lointain, le nombre de Palestiniens en Israël venait à dépasser les 50 %, comme pourrait-on préserver l’État des juifs ?
Uri Avnery : Il y avait 20 % de citoyens arabes à la création de l’État d’Israël. Aujourd’hui, soixante ans plus tard, il y a toujours 20 % de citoyens arabes. C’est un miracle statistique, compte tenu du taux de fécondité énorme des citoyens arabes musulmans (les citoyens arabes chrétiens ont un taux de fécondité inférieur à celui des juifs). Je pense que ce dont vous parlez n’arrivera pas, mais si c’était le cas - à la grâce de Dieu -, si cela arrive dans cinquante ans, l’équilibre démographique n’aura plus une telle importance. Il n’est plus si indispensable que l’on compte quatre citoyens juifs pour un citoyen arabe. Nous devons remettre le démon démographique dans sa bouteille. Pour le moment, le sentiment de la nation est qu’on ne peut s’en passer, mais si après cinquante ans de vie commune en Israël l’équilibre démographique changeait, eh bien qu’il change. Le monde est plein de choses qui changent.
Prenez l’Amérique, c’est pareil. Il y a cinquante ans, si l’on avait dit aux Américains : laissons se former une majorité hispanique, il y aurait eu une révolution. Mais, petit à petit, les Hispaniques se sont installés et leur nombre a progressivement augmenté, et dans peu de temps il y aura plus d’Hispaniques que de Wasp [white anglo-saxon protestant, protestant blanc d’origine anglo-saxonne]. Ce sont des choses qui changent pendant le temps d’une vie, c’est un processus naturel, contre lequel il n’y a rien à faire. Ce débat que nous tenons ce soir porte sur aujourd’hui, sur la conscience actuelle des deux peuples, sur la solution que les deux peuples doivent mener à bien aujourd’hui, demain et après-demain matin. Donc, je ne suis pas de ceux que votre question travaille.
Zalman Amit : Une autre question, qui n’est pas sans rapport avec la dernière : S’il y a deux États, où les arabes israéliens seront-ils ? Dans lequel des deux ?
Uri Avnery : Je voudrais attirer votre attention sur un phénomène très intéressant, dont on parle peu. Certains fascistes, Lieberman et Effie Eitan, nous ont amené une proposition révolutionnaire, une proposition censément humanitaire. Les arabes des villes et des villages de la région du Triangle, en Israël, resteraient où ils sont, mais c’est la région qui serait rattachée au futur État palestinien - en échange de quoi, les colonies seraient annexées par Israël. Il n’y a pas eu un seul citoyen arabe d’Israël qui se soit dérangé pour apporter son soutien. Pas un seul. Bien sûr pas mon ami Azmi Bishara. Comprenez ce que ça veut dire. Les arabes en Israël, en grande majorité, sont des nationalistes arabes. Ils sont fiers d’être une composante du peuple palestinien, mais ils veulent continuer à être des citoyens d’Israël. Même en y étant une minorité.
Zalman Amit : Une autre question, puis je passerai la parole à Illan : Que veut dire lutter à l’étranger ? Est-ce qu’on ne lutte pas ici, dans notre pays - et pas pour un État étranger ? La suite est en anglais : « You may say I am a dreamer, but I am not the only on. » (Vous pouvez dire que je suis un rêveur, mais je ne suis pas le seul.)
Uri Avnery : I am a dreamer too (moi aussi je suis un rêveur), mais j’essaye de rêver des rêves qui se réalisent. Si j’ai mentionné la lutte à l’étranger, ce n’était pas pour réagir à des propos qu’a tenus Illan ce soir, mais à des propos tenus par un autre militant - aussi un juif israélien - lors d’un débat vraiment passionné qu’on a eu sur le sujet il y a un mois pendant une conférence à Ramallah. Il disait ceci en substance : le combat intérieur est perdu. On ne peut bouger l’opinion publique israélienne. Notre combat tourne en rond, sans aucune chance. Nous, le mouvement de la paix, devrions partir à l’étranger et influencer l’opinion publique internationale pour qu’elle fasse pression sur Israël, impose un boycott international contre Israël, et ainsi de suite... Je pense que notre lutte est ici, que notre champ de bataille est ici. C’est ici que le mouvement de la paix doit engager la lutte. Nous tous, par notre action quotidienne même, confirmons que le champ de bataille est ici.
Je suis contre l’idée qu’en intervenant à l’étranger pour encourager une pression internationale, des Israéliens puissent avoir une influence positive sur l’opinion publique israélienne. Lors d’un débat, Adam Keller a posé cette question : « Les Palestiniens vivent dans une misère affreuse, et le monde entier leur applique un boycott monstrueux et les affame pour les faire céder - et néanmoins, ils ne craquent pas. Dès lors, comment peut-on s’attendre à ce que l’opinion publique israélienne, qui est mille fois plus forte économiquement, craque sous l’effet d’une pression extérieure. » Hier, j’ai reçu un intéressant courrier de quelqu’un qui a participé à la lutte en Afrique du Sud. Il y en a qui pense que l’Afrique du Sud peut nous servir de modèle. Je pense que les deux problèmes ne sont pas similaires. L’opinion de cet homme, qui est certainement un expert des questions sud-africaines, est qu’il serait faux d’attribuer au premier chef la chute de l’apartheid à l’effet des sanctions internationales. Il considère le boycott comme plutôt marginal, le facteur décisif étant la chute de l’Union soviétique. En gros, l’Amérique a soutenu pendant des années l’horrible régime de l’apartheid parce qu’elle le tenait pour un bastion dans la lutte contre le communisme. Quand le communisme a tiré sa révérence, les États-Unis n’avaient plus aucun intérêt à étayer un régime comme celui de l’Afrique du Sud et celui-ci est tombé immédiatement.
Les relations américano-israéliennes sont elles-mêmes un sujet important, mais ceux qui s’attendent à un changement d’attitude des États-Unis envers Israël dans un délai de quelques années n’ont pas pris la mesure de la profondeur idéologique de la complicité américano-israélienne. Le récit historique américain est parallèle à celui d’Israël. Il y a le lobby juif. Il y a l’énorme pouvoir des évangélistes, 80 millions de fanatiques qui croient que nous avons été installés ici en Terre sainte pour accomplir leurs rêves messianiques. Il n’y a pas de similitude.
Zalman Amit : Deux questions pour Illan, une courte et une longue : La première est en anglais : Do you agree that there is irreversible contradiction between a jewish state and a democratic state ? (Accepteriez-vous de dire qu’il y a une contradiction irréversible entre un État juif et un État démocratique ?)
Illan Pappe : Oui, je pense qu’il est clair qu’il y a une contradiction entre un État juif et un État démocratique. Je pense qu’il y a aussi une contradiction inhérente à l’idée de concilier des idéaux démocratiques et de vouloir un État juif à côté d’un État palestinien. J’ai la même position qu’Uri, nous ne voudrions pas vouloir voir l’annexion forcée des communautés [arabes-israéliennes] de Wadi Ara à un État palestinien, nous avons protesté ensemble contre cette idée, et à juste titre. Mais c’est intéressant de noter la position des habitants d’endroits comme Bak’ah Est. Lisez la presse palestinienne à ce propos. Elle dit : voyez ce qu’a réussi le sionisme ! Nos amis de Bak’ah Al Garbiya, Bak’ah Ouest, pensent que ce serait désastreux de vivre à nouveau dans une ville de Bak’ah réunifiée, parce que ça signifierait qu’eux - citoyens israéliens - se retrouveraient en Cisjordanie [comme Bak’ah Est]. Voilà l’œuvre du sionisme. Il a créé des identités palestiniennes séparées. Comme si une sorte de Palestiniens avec une sorte d’identité ne pouvait avoir sa place que dans l’État palestinien que le Gush Shalom offre, pendant qu’une autre sorte de Palestiniens vivra dans le démocratique Israël. Il y a une contradiction inhérente entre l’idée de deux États et l’idée de démocratie.
Pas parce qu’il y a la moindre possibilité que les Palestiniens deviennent 50 % d’Israël, Uri. Le nettoyage ethnique démarrera bien avant, il pourrait commencer dès 23 %, je ne veux m’extasier du miracle médical qui te comble. Tu as dit à quel point c’était une merveille que les Palestiniens, bien qu’ils soient surtout musulmans, n’aient pas dépassé les 20 %. Où on va ? On va envoyer des enquêteurs pour être sûr qu’ils ne dépasseront jamais les 20 % ? Ils iront dans les chambres à coucher ? Tu te rends compte où ça te mène, quand tu as ça dans à la base de ta structure mentale ? Tu manipules quelque chose qu’un seul autre peuple a manipulé dans l’Histoire, et envers le peuple juif. Se mettre à compter combien il y a de juifs et combien il y a d’Arabes. S’il y avait deux États, on n’arrêterait pas un instant de compter combien il y a d’Arabes dans ce pays. Parce qu’autrement, ça rimerait à quoi l’idée d’avoir un tel État ? S’il ne doit pas être un État juif, alors pourquoi pas d’emblée un État unique ?
Zalman Amit : Le Dr Hemi Yehezkeli demande : De votre point de vue, dans le conflit israélo-palestinien toute la cruauté et le mal reviennent-ils aux Israéliens. Il demande une réponse en un mot, si c’est possible.
Illan Pappe : S’il veut une réponse en un mot qu’il aille devant un tribunal. Avec tout le respect que je lui dois, je vais ignorer sa demande. Quant à la question : non, la cruauté et le mal ne sont pas entièrement du côté israélien. Les Palestiniens en ont aussi leur lot. Ça peut vous paraître étrange, mais eux aussi sont des êtres humains. Ils ont massacré, ils ont meurtri des civils innocents, ils ont fait beaucoup d’erreurs qui les ont meurtris autant que les autres. Mais quoi qu’il en soit, ils n’ont pas mérité ce que le sionisme leur a fait.
Tu vois, Uri, ce n’est pas une histoire compliquée - contrairement à ce que tu dis et à ce qui est écrit dans la brochure du Gush Shalom. L’histoire ici est une histoire simple, l’histoire d’un peuple blanc qui était persécuté en Europe et qui a chassé le peuple noir qui vivait ici. C’est arrivé souvent dans le monde. Ce qui est différent ici, c’est que le peuple blanc s’est installé, et qu’étonnamment le peuple noir qui est resté veut construire un État unique avec lui. Aussi, nous devrions leur en être reconnaissant, plutôt que de nous remettre à les accuser, et de chercher à les parquer dans d’impossibles enclos.
Zalman Amit : Mesdames et Messieurs, le temps imparti pour les questions est terminé, et je peux vous assurer que si nous avions voulu prendre toutes les questions posées nous aurions eu besoin d’encore une heure et demie, minimum.
Il reste une question du Dr Yehezkeli pour Uri Avnery. De vous aussi, il attend une réponse brève. Il vous demande s’il existe réellement une mouvement national palestinien - c’est-à-dire un mouvement de gens qui se déclarent appartenir à la nation palestinienne ou qui attendent d’une nation palestinienne qu’elle se dise séparée de la nation arabe. Il demande une réponse en un mot.
Uri Avnery : En un mot, la réponse est « peut-être ». Voyons, la question du nationalisme palestinien et de sa relation avec le nationalisme arabe est très complexe. Pour simplifier à l’extrême : il y a un mouvement national palestinien spécifique, à l’intérieur d’un mouvement national panarabe. En arabe il y a des mots différents. Il y a watan, qu’on peut traduire par « nation », et il y a oumma, qui est sur le plan linguistique le même mot que le mot hébreu pour « nation », mais qui en réalité renvoie au monde arabe dans sa globalité, ou parfois au monde musulman dans sa globalité.
Comment une nation palestinienne s’est-elle formée ici ? Golda Meir a dit qu’il n’y avait pas quelque chose comme le peuple palestinien, et bien d’autres l’avaient dit avant elle. Le mouvement arabe palestinien, comme mouvement spécifique, s’est formé dans ce pays à la suite de l’attaque du sionisme contre le peuple arabe qui vivait alors dans le pays. Ici, le destin du peuple arabe a depuis connu une évolution tout à fait différente de celle du peuple arabe en Syrie, au Liban ou en Égypte. Le problème créé ici est complètement différent. Ici, le peuple palestinien s’est trouvé confronté à un mouvement formidable que s’est progressivement approprié le pays.
Je définis ce conflit, historial, tragique et douloureux (je suis aussi sensible à la douleur éprouvée du côté juif) comme la collision entre une force en marche et une masse immobile. À mes yeux, ceci n’est pas l’histoire vue d’un seul côté. Illan, quand tu es si intensément sensible à l’injustice faite aux Palestiniens, je te suis totalement et plus que totalement. Mais quand tu ignores complètement qu’il y ait un côté juif de l’histoire, je ne pense pas que tu sois dans le vrai. Et puis je trouve ça inutile. Tu ne peux pas toucher le public juif israélien si tu n’es pas ouvert à ce que ce public pense, à ses peurs et ses anxiétés. Tout ça existe. Cela existe, et tu dois le prendre en compte, si tu veux avoir de l’influence sur eux. Une influence qui peut bénéficier aussi à tes buts, à conduire six millions d’Israéliens à démanteler cet État et à accepter un État commun avec une autre nation - une nation, tu le sais, qu’ils haïssent et dont ils ont peur. Si tu veux avoir de l’influence sur le public israélien, tu dois comprendre ses peurs, comprendre d’où il vient. Seulement si tu regardes les deux peuples, si tu les vois au cours des péripéties de notre lutte - là, seulement, tu auras une chance de succès.
Zalman Amit : Avec votre permission, nous en venons à notre dernier round, cinq minutes de conclusion. Illan, s’il vous plaît.
Illan Pappe : Nous avons dit ce que nous avions à dire, il n’y a pas besoin de répéter. Bien sûr, la solution doit répondre aux anxiétés aussi bien qu’aux aspirations des juifs et des arabes. Je suis tout à fait d’accord. C’est justement pourquoi je pense que le type de structures politiques qui ont été proposées durant les soixante dernières années a échoué. Parce que la solution qui a été proposée n’a pas répondu aux peurs, n’a pas dissipé les anxiétés. Ni celles des juifs ni celle des Palestiniens. Mais c’est exactement le contraire. La solution - la seule solution, le seul objectif pour lequel la communauté internationale est prête à faire pression sur les deux parties, le seul pour lequel le Quartet est prêt à avancer -, cette solution augmente les anxiétés, accentue toujours plus les peurs, accroît la haine, produit des vagues de violence encore plus hautes. Nous n’avons pas le temps pour dix autres années de cette solution, pour une autre « feuille de route », pour d’autres accords d’Oslo.
Les Palestiniens des Territoires ne sont pas assez nombreux pour régler la note des défaillances à répétition de leur élite politique qui les conduit vers les deux Etats. C’est toujours l’occupant, le spoliateur, l’oppresseur qui clame que l’histoire est compliquée. La victime dit toujours : en fait, ce n’est pas si compliqué. Vous avez pris ma maison, vous m’avez mis en prison, vous ne me laissez pas respirer ; pour moi il n’y a rien de compliqué. C’est dur, c’est terrible, c’est horrible, mais ce n’est pas compliqué. L’occupant dit : c’est compliqué, c’est bien plus compliqué, il faut que vous compreniez mon point de vue. Nous accorderons toute l’attention qu’il mérite au point de vue de l’occupant, mais quand l’occupation sera terminée, pas une minute avant. Autre chose. Allons-nous choisir - et il faut que nous choisissions - à quel jeu nous jouons ? Si, comme le dit Uri, c’est bien de satisfaire les sentiments nationaux, alors dis-moi, Uri, tu connais un mouvement national qui conclurait qu’il est temps de déposer les kalachnikovs et les bombes, d’arrêter le combat parce qu’il a obtenu la solution la plus réaliste, la plus normale qu’un mouvement national puisse demander : de sa patrie. On arrête le combat les gars, on a 20 % !
En vérité, les 20 % sont divisés par deux. En vérité, 10 % des 20 % ensuite sont divisés par cinq. En vérité, nous n’avons pas vraiment d’indépendance politique, nous n’avons pas le contrôle de notre économie, et les réfugiés n’ont pas où revenir. Mais quel bonheur de penser en termes nationalistes ! Ceci, oui, c’est l’Etat national palestinien. C’est ce pour quoi nous avons lutté, pour 20 % du sol. Comment peut-on parler en termes nationalistes et ne pas offrir aux Palestiniens au moins 50 % de leur patrie ! Quel Palestinien viendra s’asseoir avec vous, à part les élites bien nourries de Ramallah ? Maintenant, tu dis : accordons-nous sur la création de deux Etats, et de là nous construirons un Etat unique. A ceci près que, comme toi, j’ai peur de ce que va devenir l’Etat israélien. Parce qu’il est clair que si nous ne parlons pas qu’en termes nationaux mais aussi en termes politiques pratiques, tu veux - et tu dis que nous avons une chance sérieuse de le faire - arriver à convaincre la société israélienne de quelque chose qu’elle est capable d’accepter, et ne pas parler aux Israéliens de quelque chose qui est au-delà de sa compréhension. Bien.
Nous savons ce qui plaît aux Israéliens dans la solution de deux Etats : « Nous sommes ici, et ils sont là. » Nous ne pouvons mettre les Arabes dans le « là », ça ne colle pas. Parce que Yossi Beilin te demanderait à juste titre : « Si tu parles en termes nationalistes, pourquoi les Palestiniens devraient avoir un Etat à eux “là”, alors qu’il y aurait un Etat où il y aurait des Arabes et des juifs ? » Quelle est la logique là-dedans ? Et la seule logique qui réponde est la logique de garder en permanence la population palestinienne à 20 %. Quand elle dépassera ce pourcentage, même les partisans les plus fanatiques de la solution de deux Etats diront que le principe d’une suprématie démographique juive l’emporte sur tout autre principe - y compris la démocratie et les droits civils ou humains.
Aucun partisan de la solution de deux Etats ne pourrait réfuter que ce soit la logique même.
En conclusion, je suis d’accord avec toi pour que nous ayons deux calendriers : un à long terme, un calendrier fondé sur les principes, et un autre immédiat, vital, un calendrier d’urgence. Je suis d’accord. Le calendrier d’urgence vise à mettre un terme à l’oppression israélienne sur les territoires occupés. Mais aller dire qu’il y a une lutte intérieure pour y arriver ? Dire ça après quarante ans d’occupation ? Penses-tu que tu vas nous convaincre que le grand camp de la paix israélien est une force qui mettra fin aux crimes quotidiens des Israéliens dans les territoires occupés ? Et même le mouvement national palestinien ? C’est ça que tu appris des dernières quarante années ? Est-ce que les forces intérieures ont réussi à mettre fin à l’occupation ? Ont-elles empêché l’occupation un seul jour ? Et l’injustice ? Et l’oppression ?
Il n’y a pas de mouvement national qui ait atteint ce but, pas d’injustice à laquelle un terme ait été mis sans l’implication sérieuse du monde extérieur. Jamais. Nous avons besoin du monde extérieur pour mettre fin à l’occupation. Nous avons besoin de l’opinion publique en Europe, aux Etats-Unis. Après quarante ans, nous avons le droit de dire que nous avons besoin que le monde extérieur exerce une pression sur Israël pour mettre fin à l’occupation, que nous ne voulons pas attendre encore quarante ans. Nous avons le droit de le dire. A l’intérieur et à l’extérieur, chacun a son rôle à jouer. L’opinion publique internationale a son rôle à jouer, et les gouvernements étrangers ont aussi le leur - autant que la lutte interne des Israéliens et la lutte interne des Palestiniens ont les leurs.
Il n’y a qu’une façon de faire avec un régime comme le régime israélien, qui est fondé sur une idéologie qui a séparé la population juive et la population locale - une population dont l’épuration a commencé en 1948 et n’a jamais arrêté depuis, ne serait-ce qu’un jour. Il n’y a qu’un moyen pour imposer le message que cette idéologie ne paie pas, que l’occupation est trop coûteuse pour qu’on la continue. Le seul moyen est un message clair des gens conscients des mouvements de la paix partout dans le monde. Israël doit recevoir le message qui a été adressé à l’Afrique du Sud : « Vous serez un Etat paria aussi longtemps que vous commettrez ces crimes. » C’est un message important, un message qui doit être appuyé. Il ne contredit pas la lutte palestinienne, il ne contredit pas la lutte pour la paix. Au contraire, il renforce ces luttes, il leur donne une chance. Sans quoi, les premières victimes seront les Palestiniens, mais notre tour viendra, à nous tous dans cette salle.
Uri Avnery : La question n’est pas de faire une chose et d’arrêter de faire autre chose. Nous devons faire un choix stratégique simple : vers où, d’abord, dirigeons-nous notre conviction ? Personne ne dit : n’allons pas dans les conférences internationales. Je n’arrête pas d’y aller tout le temps. Personne ne dit : ne nous adressons pas à l’opinion publique internationale. Je m’adresse à l’opinion publique internationale chaque semaine. La question est où, d’abord, le mouvement de la paix doit mobiliser son engagement, son effort. Quel est le terrain de lutte primordial. Je le dis sans équivoque : ici, dans ce pays. C’est comme pour les pressions extérieures : il y en a qui peuvent aider et il y en a qui peuvent nuire, parfois gravement. Si les pressions extérieures doivent arriver à ceci que des Israéliens normaux, sains d’esprit, ont le sentiment que le monde entier est contre nous parce que nous sommes juifs, la pression aura le résultat opposé. Si la pression est sélective, si elle vise les organismes qui aident l’occupation et y prennent part, ce sera excellent. Je suis tout à fait pour. Le Gush Shalom a même été un précurseur en appelant depuis dix ans au boycott des produits venus des colonies.
L’occupation ne finira pas sans la paix. Nous devons voir ça de la façon la plus claire : il n’y a pas moyen de mettre fin à toutes ces injustices, de mettre fin à l’occupation, hors du cadre de la paix. Donc, formulons un plan de paix clair, qui ait une chance d’être accepté, qui ne reste pas théorique. Il faut faire attention aux mots que l’on emploie. Parfois on jette des mots dont on ne comprend pas le sens. Par exemple : « bantoustan ». En Afrique du Sud, il y a eu des Noirs qui étaient devenus des agents du régime raciste et qui ont pris sur eux de gouverner des régions qui n’étaient rien d’autres que des camps de concentration de l’apartheid.
Dire des Palestiniens qui veulent leur propre Etat qu’ils sont pareils aux domestiques noirs du régime raciste - c’est une insulte terrible faite au peuple palestinien. Le peuple palestinien s’est soulevé lors de deux Intifadas, il a démontré, au cours de luttes innombrables, qu’il ne cédait pas devant l’occupation. On peut diffamer Yasser Arafat autant que l’on veut, mais c’était le leader national d’un peuple combattant. Je pense aujourd’hui encore que les Palestiniens ont eu raison de signer les accords d’Oslo. C’est un sujet brûlant. Mais dire que les Palestiniens qui veulent créer leur propre Etat sont des agents israéliens, comme les chefs de bantoustan d’Afrique du Sud, est une grave insulte et une erreur. Aujourd’hui, je ne vois peut-être qu’une seule personne parmi les Palestiniens qui serait capable de jouer un rôle pareil à celui des chefs de bantoustan - et même pour lui, je ne suis pas sûr. Les problèmes démographiques existent dans beaucoup de pays. Israël n’est pas le seul pays qui en ait pris conscience et s’est mis à compter les naissances. Il vient d’y avoir des élections en France, et la question majeure a été l’accroissement de la population musulmane dans le pays. Il y a aux Etats-Unis un grand débat sur les Noirs et les Hispaniques, à coup de calculs démographiques à tout bout de champ.
Pour ma part, je rejette toute forme de pensée démographique. Je dirais que politique + démographie = fascisme. Toute pensée basée sur des calculs démographiques pue le fascisme. Je vous donne rendez-vous dans cent ans et nous verrons comment a évolué la composition de la population de ce pays.
Illan Pappe : Tu devrais faire des projets à plus court terme.
Uri Avnery : Laisse-moi te dire ce que je trouve de plus effrayant dans ce que tu proposes, plus que tout le reste. Tu dis que la solution de deux Etats est par nature mauvaise et qu’on doit la rejeter. L’alternative que tu proposes est une solution dont 99 % des juifs israéliens ne veulent pas, et qui n’a aucune chance d’être acceptée. Qu’est-ce qui reste ? Il reste le slogan de la droite israélienne : Il n’y a pas d’autre solution que le conflit.
C’est ça qui m’effraye : celui de ceux qui disent : « Il n’y a pas de solution au conflit, le conflit durera à jamais, c’est notre destin de souffrir une éternité à cause de lui. » C’est ce qui m’effraye parce que ça peut servir de justification à toutes les horreurs, l’épuration ethnique comprise. En conclusion : je ne suis pas pessimiste. Je suis optimiste. Je pense qu’à peu près tout est possible. Une seule chose n’est pas possible, convaincre les Israéliens de démanteler leur Etat d’Israël. Cela n’arrivera tout simplement pas, dans aucune circonstance, même dans une situation qui dépasserait les œuvres de l’imagination la plus sauvage. Cela n’arrivera pas dans un futur proche. Bon, cela pourrait arriver au-delà d’un futur proche. Pour moi, personnellement, c’est sans intérêt.
Dans la salle : Vous vous trompez. Il y aura un Etat unique, que vous aimiez ça ou non.
Uri Avnery : Un Etat unique, ça veut dire le démantèlement de l’Etat d’Israël. Ceux qui approuvent cette idée doivent le dire clair et net. Vous ne pouvez pas marcher sur la pointe des pieds et prendre un million de masques. Ce qui est mis sur la table, c’est l’existence de l’Etat d’Israël. Rien d’autre. Si quelqu’un a trouvé le moyen de convaincre six millions d’Israéliens de démanteler l’Etat d’Israël pour lequel cinq générations se sont battues, je lui tire mon chapeau. Il n’a pas moyen. Il y a deux choses que je n’ai pas entendues aujourd’hui, et je veux les répéter en espérant que tu les garderas gravées dans ta mémoire. Un, nous n’avons pas entendu comment un Etat unique peut advenir. Deux, nous n’avons pas entendu ce que serait la situation dans un Etat unique. Ce sont deux questions auxquelles tu dois donner une réponse claire si tu veux que ton idée emporte la conviction. Comme je l’ai dit, je suis optimiste. Je crois que la solution de deux Etats aboutira. Je pense que c’est la solution que nous verrons dans un futur proche. En tout cas, je me suis promis de rester en vie pour la voir.
Zalman Amit : Ce n’est pas la fin du débat, au sens large, mais le temps est venu de mettre un terme à cette soirée. Je vous remercie tous d’avoir été un excellent public. Bonsoir.
FIN
Publié le 17 août 2007 sur AvoraVox
Sources CCIPPP
Posté par Adriana Evangelizt